Haute-savane
s’occupait plus spécialement de la petite ferme que Gilles avait installée pour subvenir aux besoins de la plantation, elle avait été tenue dans l’ignorance de la menace qui pesait sur le domaine. Connaissant la piété, un peu étroite, de Madalen et de sa mère, Gilles avait préféré qu’elles ne sachent rien de son conflit avec l’Église.
Tout ce monde accomplissait sa tâche comme si de rien n’était, uniquement attaché aux soins qu’exigeait « Haute-Savane » et Tournemine, retrouvant son fatalisme breton, choisissait de s’en remettre à un Dieu de justice et d’équité pour le tirer d’affaire, espérant seulement que le moment venu il consentirait à lui dicter les mots, les gestes nécessaires.
Vint le dernier soir et jamais soir n’avait été plus doux. Assis sous la véranda, un verre de punch à la main, Gilles regardait avec une sorte d’angoisse le gros soleil rouge s’enfoncer dans un océan qui ressemblait à de l’or en fusion, souhaitant de tout son cœur qu’il ne reparût jamais si ses rayons matinaux devaient éclairer la ruine de ses efforts et de ses espoirs. Derrière le grand rideau de cactus se faisaient entendre des bribes de chansons, le cliquetis des traits et, parfois, le rire pointu des nègres rentrant des champs avec leurs mules. À l’intérieur de la maison, c’était la voix grave de Charlot gourmandant son bataillon de petites servantes en train de disposer le couvert et le tintement léger de l’argenterie et du cristal… Que resterait-il de tout cela demain ?
Avec un soupir, Gilles vida son verre, se leva et s’étira. Ce n’était pas le moment de se laisser aller aux pensées déprimantes mais au contraire celui de se préparer à la lutte. Il allait rentrer dans la maison quand un martèlement pressé de sabots, les sonnailles d’un couple de mules et le roulement des roues le retinrent dehors : un chariot chargé de meubles remontait l’allée des chênes. Deux hommes étaient sur le siège.
Mais déjà Gilles courait vers l’insolite attelage de déménagement qui lui arrivait. L’homme qui tenait les rênes d’une main ferme, c’était Liam Finnegan. Auprès de lui, un petit Chinois à barbiche blanche, en robe de soie bleu nuit, était assis avec une grande dignité, les mains au fond de ses larges manches.
Le maître de « Haute-Savane » était si heureux qu’il arracha pratiquement l’Irlandais de son siège et l’embrassa.
— Tu es revenu ! Dieu soit loué !
— J’ai faim, dit sobrement Finnegan, et j’ai encore plus soif. Voici mon honorable ami, M. Tsing-Tcha, qui veut bien honorer, pour ce soir, ta misérable maison de sa présence. Tu devrais dire à Charlot de faire ajouter deux couverts…
Mais l’ordre était inutile. Le majordome, lui aussi, avait vu les arrivants et criait, depuis le perron :
— Vous dînez avec nous, docteu’ ?
— Oui, Charlot. Et ce gentleman aussi.
— Qu’est-ce que tous ces meubles ? demanda Gilles. Tu as fait un héritage ? Ou bien tu as pillé une vente ?
— Mon logis manquait de meubles, dit gravement l’Irlandais. Mon ami Tsing-Tcha m’en a procuré de bien solides. Il y a surtout ce grand coffre qui me sera très utile pour ranger mes instruments, ajouta-t-il désignant une longue boîte d’ébène incrustée de fleurs et d’oiseaux de nacre dont le bout apparaissait sous un empilement de tables et de chaises. Je vais ranger le chariot derrière les cuisines pour qu’il ne gêne pas. On déchargera demain…
Bien qu’intrigué par cette soudaine passion d’un oiseau migrateur pour une bourgeoise installation, Gilles ne posa pas d’autre question, se contentant d’accueillir le vieux Chinois avec cette politesse raffinée de Versailles qui était presque aussi compliquée, bien qu’un peu moins fleurie, que celle du Céleste Empire.
Judith reçut M. Tsing-Tcha avec la grâce qu’elle déployait en toutes choses. La parfaite éducation que Mme de La Bourdonnaye lui avait dispensée jadis au couvent Notre-Dame-de-la-Joie lui permettait de recevoir aussi bien, et sans lever un sourcil, un prince du Saint-Empire ou un apothicaire chinois fleurant l’opium, l’encens et la girofle. Mais, en l’honneur de Finnegan, elle laissa de côté tout protocole pour donner libre cours à l’amitié.
— Enfin, vous voilà ! s’écria-t-elle en allant vivement à lui les deux mains tendues. Vous n’imaginez pas, cher docteur, comme nous avons
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