Haute-savane
vivrières avec l’habitation, les installations d’exploitation et le cheptel, tant animal qu’humain, qui se monte à une vingtaine de mules et à deux cents esclaves de bonne race. Relisez ce papier, que d’ailleurs nous régulariserons demain auprès du notaire de mon ami Samuel Wainwright chez qui je demeure, et vous verrez que le terme vente y figure en toutes lettres.
— Cela n’a pas de sens. Déchirez ce papier, monsieur, rendez-moi mes cinq mille dollars et buvons ensemble à notre agréable rencontre.
— Monsieur, dit posément le jeune homme, j’ai quitté Saint-Domingue sans esprit de retour. Mes terres sont aux mains d’un gérant, Simon Legros, qui est un homme fort entendu et qui leur fait rendre le maximum. Vous avez donc tout intérêt à accepter le marché tel qu’il a été posé. Point n’est besoin pour vous d’aller vivre là-bas car nombreux sont les propriétaires de plantations qui vivent en France, se contentant de faire percevoir leurs revenus par leurs hommes d’affaires…
— Là n’est pas la question. Je suis venu en Amérique avec l’intention d’exploiter une terre et si j’acceptais la vôtre je m’en occuperais personnellement mais je crains que vous ne poussiez un peu loin le respect de l’engagement que vous aviez pris et qui, je le répète, n’était pris qu’envers vous-même.
— Nullement ! Et à moins que vous n’ayez fort besoin de votre argent, je désire que les choses restent en l’état. Vous verrez, ajouta-t-il d’un ton tout différent où entrait une imperceptible nostalgie, je crois que vous aimerez « Haute-Savane ». C’est un endroit magnifique.
— « Haute-Savane » ? répéta Gilles, séduit tout à coup par ce nom qui parlait à son imagination.
— C’est le nom de la plantation. L’herbe bleue y pousse à profusion. La maison est l’une des plus jolies de l’île et la mer la plus bleue du monde, forme, avec l’île de la Tortue, son horizon… Mais elle s’adosse à des montagnes couvertes d’une végétation luxuriante. Oui, c’est un très bel endroit… où il doit être possible d’être heureux.
— Pourquoi, alors, vous en séparer ? N’y étiez-vous pas heureux ?
Le gentilhomme de Saint-Domingue eut un petit sourire triste qui n’étira sa bouche que d’un seul côté.
— J’ignore, monsieur, s’il est au monde un endroit où je sois capable d’être heureux. Je suis, voyez-vous, un garçon bizarre qui souhaite toujours ce qu’il n’a pas. Voilà des années que je désire voir l’Amérique mais, tant que mes parents ont vécu, il ne pouvait en être question. Mon père considérait que j’étais attaché, ma vie durant, à nos terres et il ne m’a même pas accordé le voyage en Europe que font, pour polir leurs manières, la plupart des fils de planteur. Je suis venu ici et, déjà, je ne m’y plais plus. Les gens y sont rudes et je désire plus que toute chose aller vivre en France, voir la Cour…
— Et si vous découvrez que vous ne vous y plaisez pas ? Vous serez heureux alors de revenir à Saint-Domingue…
— Non ! Non, jamais !
Il avait presque crié ces derniers mots et, dans son regard changeant, Tournemine discerna une angoisse qui ressemblait à de la peur et n’insista pas. Au surplus, l’idée de se rendre à Saint-Domingue, la plus riche des îles Caraïbes, si riche qu’on la comparait aux Indes, commençait à lui sourire mais cette affaire, si vite traitée, lui paraissait un peu trop bonne et, d’instinct, il se méfiait des trop bonnes affaires. Se tournant vers Tim qui n’avait pas soufflé mot depuis qu’il avait salué Ferronnet, il demanda :
— Qu’en penses-tu ?
— Qu’une plantation d’indigo à Saint-Domingue et une plantation qui marche est une riche affaire… et que je ne comprends pas pourquoi monsieur tient si fort à s’en débarrasser.
Il avait parlé anglais mais cette langue ne présentait aucune difficulté pour le jeune homme qui rougit brusquement.
— Je ne cherche pas à m’en débarrasser, monsieur. Quand le chevalier ira là-bas, il verra que « Haute-Savane » vaut au moins dix fois le prix payé et si je parais mettre quelque insistance à la lui céder c’est parce que, sans l’avoir jamais vu jusqu’à ce jour, je le crois capable d’être, pour la plantation, le maître dont elle a besoin, le maître que je ne saurai jamais être. Je n’en ai ni les capacités physiques et morales… ni le
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