Haute-savane
plus dangereuse sorcière de l’île et Dieu sait qu’elle n’en manque pas ! Il faudra vous garder de l’un comme de l’autre.
— Merci de l’avis, mais un fauve se dompte et un serpent s’écrase.
— Je l’espère de tout mon cœur. Encore un conseil : si vous êtes accompagné d’une famille, il serait peut-être sage de la laisser quelques jours au Cap Français tandis que vous irez prendre possession du domaine. Les méthodes de gouvernement de Simon peuvent être pénibles à contempler pour des femmes ou pour des enfants.
— S’il est de ces brutes qui martyrisent les esclaves, votre Legros n’aura à attendre de moi ni patience ni pitié : il se soumettra ou je l’abattrai.
— C’est bien ce que je pensais. Vous êtes l’homme qu’il faut là-bas. Moi, je… je n’ai jamais eu un tel courage. Je bois à votre réussite et à la paix de « Haute-Savane »…
Ferronnet vida son verre une seconde fois.
Contrairement à ce qu’il avait décidé en allant passer sa soirée à Fraunces Tavern , Gilles demeura sobre. Il avait l’esprit net et le pied ferme quand il rentra, tard dans la nuit, à Mount Morris.
À l’exception de deux points lumineux, la maison était plongée dans l’obscurité. Une lampe brûlait dans le vestibule où quelque serviteur devait attendre son retour et, au premier, une veilleuse laissait filtrer sa lueur entre les interstices des rideaux tirés devant les fenêtres de Judith.
Tandis qu’il remontait l’allée centrale au trot de son cheval, Gilles gardait les yeux fixés sur cette faible lumière qui, là-haut, éclairait le sommeil de sa femme. Car elle était sa femme pour l’éternité cette créature dont il était à peu près certain, à présent, qu’elle avait tué Rozenn…
Qu’allait-il en faire ? S’il n’avait écouté que son chagrin et son dégoût, il l’eût étranglée, mais il y avait en lui une voix secrète, faible, bien sûr, mais impérieuse, une voix qui disait qu’il n’avait pas le droit de faire justice lui-même et que, peut-être, au fond de ce désir ardent de venger sa vieille nourrice, se trouvait celui de retrouver sa liberté. Et, libre, il savait parfaitement bien qu’il n’eût toléré aucun Ned Billing entre lui et Madalen.
Alors ? Parce qu’un jour, dans l’église Saint-Louis de Versailles, il avait juré à cette femme amour, appui, protection contre tout ce qui pouvait la menacer, il laisserait à Dieu le soin de la justice ? Bien sûr, Judith allait le suivre dans une aventure qui pouvait être dangereuse et il faudrait bien qu’elle en prît sa part, mais le châtiment serait-il suffisant ?… En vérité, mieux valait peut-être laisser Dieu décider… momentanément tout au moins…
Fort de cette résolution, il repoussa loin de lui l’image de sa femme et les ombres trop noires qu’il lui découvrait. Il repoussa de même celle, trop captivante, de la blonde Madalen. Il fallait, dès à présent, commencer à essayer de n’y plus penser et d’ailleurs qui pouvait dire si, devenue Mrs. Ned Billing, elle ne perdrait pas, à ses yeux, un peu de son charme. Elle ne serait plus la petite fille un peu mystérieuse, la fée dont la lumière éclairait si doucement la petite maison de La Hunaudaye. Elle deviendrait une bourgeoise new-yorkaise qu’il serait peut-être facile d’oublier, de repousser dans un coin obscur de son cœur où quelque chose de neuf et d’exaltant était en train de se faire une place : un grand domaine qui portait le beau nom de « Haute-Savane ».
Cette terre au cœur d’une île enchantée, gardée par un dragon féroce nommé Simon Legros, comme une Andromède enchaînée à son rocher, Tournemine découvrait qu’il la désirait comme si elle eût été femme. Oui, il l’aimait déjà, ce domaine où l’herbe bleue poussait entre le bleu de la mer et le bleu du ciel car, à travers elle, se rejoignaient l’antique passion de la terre qui habitait tout Breton de bonne race et le goût de l’aventure qui en habitait les trois quarts. Aussi, après avoir sommairement renseigné Pongo sur la nouvelle direction que venait de prendre leur destin commun, Gilles s’endormit-il d’un sommeil peuplé de rêves d’où, pour une fois, les femmes étaient totalement absentes.
Il les retrouva au matin quand, descendant pour prendre son petit déjeuner avant d’aller rejoindre Ferronnet chez le notaire, il croisa, dans la galerie, Mrs. Hunter qui
Weitere Kostenlose Bücher