Haute-savane
goût.
— Je croyais, reprit Gilles, que vous aviez là-bas un gérant efficace.
— En effet. Trop peut-être ! Simon Legros dirige parfaitement « Haute-Savane », sur le plan du rendement tout au moins, mais il n’a que trop tendance à se prendre pour le maître… et je n’ai pas l’encolure qu’il faudrait pour être le sien, lui imposer ma loi.
Il y eut un silence que meubla l’arrivée des homards fumants accompagnés de nouveaux pots de bière. Pendant un moment, les trois hommes mangèrent en silence, Gilles assez distraitement. Son appétit de tout à l’heure était un peu tombé et il réfléchissait à sa manière qui consistait, le plus souvent, à écouter les échos éveillés en lui par les propos de ses interlocuteurs.
Il découvrit ainsi peu à peu qu’il n’avait jamais eu réellement envie d’aller planter du coton en Louisiane, qu’il s’était, au fond, accroché à la première idée qui s’était présentée lorsqu’on lui avait infligé le camouflet de la Roanoke River. Comment le Breton qu’il était n’avait-il pas songé à Saint-Domingue, la perle de l’Atlantique, la reine des Caraïbes, l’île pareille à quelque fabuleuse corne d’abondance déversant continuellement en France, non seulement l’indigo et le coton mais aussi le sucre, le rhum, le café, le tabac ? Saint-Domingue pour laquelle à Nantes, à Saint-Malo et à Lorient on armait tant de navires ? Sur le fond brillant de son imagination, les images succédaient aux images et, avant que ses compagnons n’eussent achevé de récurer les rouges carapaces, Gilles avait finalement découvert en lui un vif désir de devenir le maître de ce domaine que l’on appelait « Haute-Savane ».
Reculant sa chaise, il appela Black Sam d’un léger claquement de doigts auquel l’hôtelier répondit avec empressement.
— En cherchant bien, lui dit-il avec un sourire, ne se trouverait-il pas une seule bouteille de champagne dans la maison de Samuel le Français ?
Le Noir sourit, découvrant une éblouissante denture.
— Si, bien sûr, mais il ne m’en reste actuellement que cinq et…
— Et vous entendez les vendre à prix d’or. Apportez-en une et ne vous préoccupez pas du prix.
Quand le vin doré, que les convives des autres tables considéraient avec respect, moussa dans les flûtes de cristal apportées avec dévotion par une jeune servante, Gilles en offrit une à chacun des deux hommes puis, levant la sienne, dit :
— J’accepte le marché, monsieur de Ferronnet… mais à la condition de vous payer un complément pour la propriété de votre plantation. Il ne me convient pas d’acheter à bas prix ce qui, selon vous, vaut cinquante mille dollars.
Alors qu’il s’apprêtait à tremper ses lèvres dans le vin chatoyant, le gentilhomme dominicain s’arrêta et reposa son verre.
— Ou le marché restera ce qu’il était, monsieur, ou c’est moi qui ne l’accepterai plus car j’aurais peut-être alors conscience de vous voler. Il y a tout de même un risque et je n’ai pas le droit de vous le cacher.
— Vous m’intéressez de plus en plus, s’écria Gilles avec un large sourire.
— Ne riez pas. « Haute-Savane » est un bouquet de roses mais toutes les roses ont des épines et l’épine qu’elle renferme est de taille. Elle s’appelle Simon Legros… et, si vous voulez tout savoir, au risque de passer pour un lâche à vos yeux, c’est pour éviter d’être assassiné que je suis parti avec tant d’empressement. Je ne voulais pas vous dire tout cela, ajouta-t-il tristement, mais vous m’inspirez une sympathie telle qu’il me serait un vif remords s’il vous arrivait malheur. À présent, je vous ai tout dit… et vous pouvez encore changer d’avis.
— Certainement pas ! Vous m’avez inspiré le désir d’être le maître de ce domaine où pousse l’herbe bleue et ce désir est plus vif que jamais. J’ajoute que j’entends y être le « seul » maître, si cela répond aux questions que vous posez. Buvons à présent, monsieur de Ferronnet ! J’aurai plaisir, plus tard, à vous donner des nouvelles du sieur Simon Legros.
Cette fois, le jeune homme vida son verre avec enthousiasme et même le tendit pour une nouvelle rasade.
— Ne le mésestimez pas. Il est intelligent, doué d’une force obscure et redoutable. C’est un fauve doublé d’un serpent car, si les bruits que l’on chuchote sont réels, Olympe, sa maîtresse, serait la
Weitere Kostenlose Bücher