Haute-Ville, Basse-Ville
!
Que ferez-vous? A vos yeux, tous les criminels doivent se retrouver devant un tribunal. Dans ce cas-ci, laissez tomber, justice a été faite. Fitzpatrick va mourir. Lafrance et moi aussi. La culpabilité et la peur des trois autres me semblent une punition suffisante. Imaginez nos familles, si cela est rendu public. Mais vous demeurerez le seul juge, maintenant. Je suis heureux de ne pas avoir à prendre cette décision. Je vous laisse.
Amitiés et merci d'avoir écouté, et lu, mes états d'âme.
Jean-Jacques Marceau
C'était donc cela, toute cette affaire. Des jeunes avaient enchaîné une action après l'autre, aucun ne voulant arrêter le jeu. Cela lui faisait penser à une bande d'adolescents se mettant au défi, pour savoir qui allait grimper le plus haut, plonger du point le plus élevé, être le dernier à s'enlever des rails à l'arrivée d'un train. Des jeux de garçons, comme de savoir qui pissait le plus loin ou avait le sexe le plus long. Avec l'alcool, on allait juste un peu plus loin, on prenait des risques plus grands. Des jeux de ce genre se terminaient parfois par un drame. Renaud comprenait bien ce scénario. Le courage, à la guerre, s'alimentait à la même logique: ne pas reculer pour éviter de subir la réprobation des autres. Cette fois, au lieu de détruire des ennemis se livrant au même exercice, il y avait eu une victime innocente.
Cette lettre d'outre-tombe donnait au meurtre une allure à la fois banale et atroce. Un accident, en quelque sorte, prétendait Marceau. Un concours de circonstances bien étrange, un niveau d'excitation frénétique, la conjugaison de personnalités faibles, un esprit de compétition pervers : tout cela s'était mêlé pour conduire au viol. Une société étriquée, engluée dans ses bondieuseries, servait de toile de fond. Parmi eux, le seul faisant figure de chef au sein de ce petit groupe dormait. Celui-là aurait pu les arrêter sans craindre pour son prestige.
Renaud passa tout le reste de la journée à s'interroger sur la suite des choses. Tout cynisme mis à part, où se trouvait la justice dans cette affaire ? On en était à trois morts, quatre, si on établissait un lien entre le sort de William Fitzpatrick et ces événements. Une punition divine, le Dieu vengeur armé du glaive de la syphilis! Cinq, si l'on considérait le sort de Gagnon, condamné à pourrir dans un asile. La justice exigeait-elle de gâcher d'autres vies ?
Sa révolte lui inspirait le désir de voir les coupables devant un tribunal. Sinon la vie des petites vendeuses aurait pesé moins lourd que celle des fils de notables. Puis sa propre situation lui revenait en mémoire. Son passage sur le front lui valait de vivre avec un lot de cadavres, et pas tous allemands ! Surtout, où se trouvait la justice dans la mort d'Ovide Germain? Sur le grand écran de son esprit, il revoyait son visage surpris passer sous la couche de glace.
Marceau lui abandonnait la tâche de juger. Le mandat lui pesait déjà.
De plus, il devait tenir compte de sa propre sécurité. Renaud passait sa main sur sa poitrine, caressait les bandages épais pour mesurer combien les gens mêlés à cette conspiration tenaient au silence. Ces notables avaient trop à perdre, cela en faisait des désespérés. Une urgence le tenaillait, mettre un terme définitif à l'hécatombe. Autrement, il pouvait devenir la sixième victime dans cette affaire.
En soirée, un plan alambiqué germait dans son esprit. Il sortit son équipement de photographie et prit des clichés delà lettre de Marceau, avant d'en réaliser des agrandissements presque aussi grand que l'original. Avant tout, il allait semer des copies de la confession d'outre-tombe. Ce serait sa police d'assurance.
Le lendemain matin, il déposait une photographie de la lettre de Marceau dans son coffret, à la banque, avec un résumé de toute l'affaire et de sa propre implication. Une autre photographie irait à Philippe-Auguste Descôteaux dans quelques jours. Il avait aussi préparé deux autres envois postaux, composés chacun d'une page de la lettre originale de même que d'une photographie et du négatif de l'autre page, avec en plus son résumé. Une fois conscientes de l'existence de ces documents, les personnes soucieuses de garder cette affaire secrète comprendraient que, pour cela, il fallait le conserver en bonne santé. Dans le cas d'un accident ou d'une disparition soudaine, toute l'histoire serait connue.
Quand il eut terminé, il
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