Haute-Ville, Basse-Ville
laissa les quelques lettres de côté en apercevant les visages de deux de ses étudiants en première page du Soleil. Les photos de Marceau et Lafrance se trouvaient sous le titre Un drame affreux. Il parcourut rapidement l'article.
Samedi dernier, deux familles avantageusement connues de celle ville ont eu la douleur de perdre chacune un enfant. En effet, l'inquiétude la plus vive a touché le cœur des Marceau et des Lafrance quand Jean-Jacques et Romuald ne se sont pas présentes au repas du soir. Madame veuve Jules Marceau a contacté la police pour faire part de son inquiétude à la tombée de la nuit.
Le lendemain, les policiers ont découvert les corps des deux jeunes hommes. On ne saura jamais comment leur auto s'est retrouvée dans le bassin Louise. D'après le médecin légiste, tous deux sont décédés d'un arrêt cardiaque en touchant l'eau, très froide en cette saison.
La mort fauche deux étudiants de la faculté de droit, talentueux, appréciés par leurs professeurs et promis à un brillant avenir, nous a assuré le recteur, M.s r Neuville...
— Heureusement, aucun journaliste ne m'a demandé mon avis sur Lafrance, songea Renaud au souvenir de ce parfait imbécile.
Il se sentait néanmoins envahi de pitié pour Marceau, même si le rôle de celui-ci dans l'affaire Blanche Girard - rôle qu'il pouvait au mieux deviner - l'avait fait passer dans son esprit de la catégorie des victimes à celle des bourreaux. Ces deux décès le laissaient songeur. Un accident de ce genre paraissait tellement improbable.
Quand l'avocat eut parcouru les journaux, il passa à son courrier.
— Jésus-Christ! fit-il en saisissant l'une des enveloppes trouvées dans son casier.
Elle venait de Jean-Jacques Marceau, comme en témoignait l'adresse de retour. C'était comme recevoir un message d'outre-tombe. Il hésita un moment avant de se résoudre à l'ouvrir. Deux pages d'une écriture appliquée s'offrirent à lui, la communication d'un individu arrivé au terme de son existence. La missive était datée du vendredi précédent, la veille du mystérieux « accident». Renaud sut à quoi s'en tenir à ce sujet dès les premières lignes :
Monsieur Daigle,
Quand vous recevrez cette lettre, je serai décédé, avec le meurtrier de Blanche Girard. Je ne sais pas encore comment cela se réalisera : il me reste environ une quinzaine d'heures pour trouver. Cela devra avoir l'air d'un accident, afin d'épargner à nos deux familles la honte et toutes les difficultés liées à un suicide ou à un meurtre.
Qu’avez-vous deviné, au regard de la mort de Blanche Girard? J'aimerais bien entendre vos hypothèses... Je connaissais cette femme, puisque je fréquentais assidûment la chorale. Ce jour-là, je l'ai fait monter avec nous. Je suis donc à l'origine de ce qui s'est passé, peut-être le plus grand responsable. Pourtant, je voulais simplement signifier à mes camarades que je connaissais des femmes, montrer patte blanche, donner le change... Les choses ont dégénéré si vite. Je ne comprends pas comment, l'ivresse n'explique rien.
Aucun d'entre nous n'aurait fait cela seul, ou dans des circonstances différentes. Cela ressemblait à la fièvre, une frénésie soudaine. L'un faisait un geste, l'autre se sentait obligé d'aller plus loin. Même moi, j'ai finalement participé. Vous vous rendez compte? Je ne veux pas diminuer notre responsabilité. Toutefois, nous étions dans un état étrange. Comme si chacun devait participer à un rite de passage pour accéder à une mystérieuse communauté. Curieusement, cela me fait penser à un sacrifice humain.
Ce dont nous sommes collectivement responsables, Bégin, Lafrance, Fitzpatrick, Saint-Amant et moi, c'est du viol. Romuald Lafrance est le seul meurtrier. Il s'est relevé pendant la nuit, pour retourner dans le caveau à légumes et lui faire... Vous savez comment elle est morte. A son retour, j'ai vu ce salaud laver le sang sur son propre corps. Je me suis rendu seul dans le caveau ensuite. Blanche râlait. Je l'ai vue mourir.
Nous sommes tous coupables du viol, sauf Henri Trudel. Il dormait, assommé d'opium. Sa seule implication a été de disposer du corps avec l'aide de Michel Bégin. Nous étions tellement terrorisés! Lui-même ne devait pas être dans un état normal: il l'a emmené au parc Victoria. C'était vraiment dangereux dé faire cela, je me demande si au fond il ne désirait pas se faire prendre. Déposer le corps dans un endroit public
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