Helvétie
monsieur, que lorsqu’un homme parle d’une épouse à son mari, il doit dire “votre dame” et non “votre femme” ! » Cela avait fait sourire, mais le voyageur, reprenant le livre abandonné, s’était tu.
À Vevey, le voyage à Paris était considéré comme un événement et célébré comme tel. Pendant l’absence des voyageurs, leurs amis, se rencontrant chez un marchand où sur la promenade de l’Aile, s’interrogeaient mutuellement. « Avez-vous des nouvelles de nos Parisiens ? » demandaient-ils. Quand un membre de la coterie des Métaz avait reçu une lettre des absents, il s’empressait d’en faire part aux autres.
C’est ainsi qu’on apprit à la mi-septembre, par Simon Blanchod, que Charlotte et Guillaume étaient arrivés dans la capitale française le 2 du mois et s’étaient installés au Grand Hôtel de Berlin, rue des Frondeurs, à deux pas des Tuileries et du Tribunat. Dans une longue lettre à Flora, Charlotte racontait son voyage et donnait ses premières impressions de la capitale française, qu’elle trouvait « beaucoup plus grande et animée que Lausanne et, même, que Genève ».
Guillaume, muni des lettres de recommandation obtenues à Lausanne, courait la ville du matin au soir « pour se faire des relations », disait-il. S’étant présenté au Conseil général du Commerce, que le Premier consul venait de créer, il comprit ce que signifiait l’expression « graisser la patte », entendue pendant le voyage. Sa probité vaudoise en fut effarouchée.
– Ici, faut tout payer, même les pirouettes ! C’est un drôle de pays. J’aurais pas cru que des gens à qui le gouvernement fait confiance pour les affaires de commerce et qui sont, m’a-t-on assuré, grassement payés aient assez peu de fierté pour tendre la main comme des mendiants. Et avec quelle arrogance ! On doit donner la pièce au concierge pour qu’il vous conduise à l’huissier, la pièce à l’huissier pour arriver au secrétaire, la pièce, plus grosse bien sûr, au secrétaire pour qu’il vous installe dans l’antichambre des conseillers. Et, si tous ces écornifleurs estiment ne pas avoir assez reçu, le secrétaire vous informe, au bout d’une heure, que le conseiller qui devait vous recevoir a dû s’absenter et qu’il faudra revenir demain… avec une bourse mieux garnie, cela s’entend !
Dans le salon de M me Stapfer, l’épouse du ministre de Suisse, à qui Mathilde avait écrit pour annoncer la visite de sa nièce, M me Métaz entendit une conversation entre deux visiteuses. Les propos corroboraient l’opinion de Guillaume quant à la vénalité de tous ceux qui détenaient une parcelle, si minime fût-elle, de pouvoir.
– Il semble que la bonne-main soit aussi de règle au sommet de l’échelle ! Ainsi M. de Talleyrand, ministre des Affaires extérieures, dont la fortune atteindrait dix-huit millions de livres, a osé, d’après une femme de diplomate, demander une commission à M. Livingston, représentant des États-Unis d’Amérique, au moment de la signature d’un traité de commerce. Il aurait dit, sans ressentir la moindre gêne : « Dans ce pays-ci, les affaires sont très difficiles à traiter. Il faut beaucoup d’argent. Avec cela point de difficultés qu’on n’apla nisse 1 . » Et une autre dame, qui paraissait très au fait des affaires, m’a assuré que le ministre avait empoché ce jour-là deux millions ! C’est de l’argent facilement gagné, ne trouves-tu pas ?
– Ce qui vient par la flûte s’en va par le tambour ! Cet argent n’est pas gagné mais bel et bien maraudé. Il ne profitera pas longtemps à ces rapaces, bougonna Guillaume.
Chez les Stapfer, où Charlotte faisait son éducation parisienne, régnait une ambiance intellectuelle que les Suisses qualifiaient d’unique à Paris. Cela tenait autant à la forte personnalité de l’ambassadeur qu’au charme de son épouse dont les yeux bleus, les cheveux blond cendré, le teint frais et la gaieté séduisaient tous ceux qui l’approchaient. Philippe-Albert Stapfer 2 , originaire du canton d’Argovie, avait été ministre des Arts, des Sciences et des Cultes à Berne, avant d’être nommé ministre plénipotentiaire de la République helvétique à Paris. Sa modération et sa sagesse étaient unanimement appréciées dans les chancelleries. Ancien pasteur, M. Stapfer savait la théologie mais aussi le latin, le grec et
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