Helvétie
est une arme économique. Il peut, strictement utilisé, contraindre les Anglais, boutiquiers dans l’âme, à renoncer à la guerre. Mais, pour que le blocus soit efficace, il faut empêcher la contrebande, l’entrée des marchandises anglaises en Europe par des voies détournées. Alors, mieux vaut se priver de thé et de sucre que voir de nouvelles hécatombes, dit Martin.
Aussitôt, Métaz s’insurgea :
– Tu ne sais pas de quoi tu parles ! Tu raisonnes en poète. Que le blocus soit efficace, comme tu dis, et tu verras les prix monter partout, les affaires péricliter, les entreprises fermer et les gens sans travail. Et à qui vendrons-nous notre vin, nos fromages, nos cuirs vernis, nos indiennes de Genève, nos cordes, nos colles, nos montres, nos peignes ? Hein ! Tiens, tu ne sais rien du mal que je m’étais donné pour établir un circuit sûr, avec des Tessinois capables d’acheminer des marchandises… payées d’avance et qui sont perdues ! s’écria Guillaume, qui avait fait ses comptes dans l’après-midi.
Chantenoz se garda de répliquer et jeta un regard amusé à Charlotte. Mais l’affaire de Neuchâtel n’était pas la seule source de mécontentement pour l’entrepreneur veveysan.
– Et puis, comme un ennui n’arrive jamais seul, figurez-vous que le transport des pièces du monument Desaix au Grand-Saint-Bernard m’est passé sous le nez, pstt, pstt, pstt, comme ça, dit-il, joignant un geste évocateur à ce propos désabusé.
Comme ses amis l’interrogeaient sur cette déconvenue, Guillaume raconta que les Français avaient préféré la route, alors qu’il avait proposé de transporter les marbres, de Lausanne à Villeneuve, par le lac et d’organiser ensuite les convois pour l’hospice.
– Quinze charrettes, tirées chacune par cinq ou six chevaux, ont été nécessaires pour porter les éléments du monument, de Lausanne au pied de la montagne. Elles se trouvaient déjà à Martigny où l’architecte et le sculpteur les avaient envoyées en attendant l’arrivée de l’ingénieur Antoine-Remy Polonceau et du conducteur principal Grégoire Perrin, qui, eux, venaient de Suse, en Italie. Ils travaillent, là-bas, au chantier de la nouvelle route du mont Cenis. En effectuant une reconnaissance, de Saint-Pierre au col du Grand-Saint-Bernard, ces gens ont découvert – c’est le dire de M. Grégoire Perrin – « des chemins effroyables qui n’avaient que deux, trois, quatre et cinq pieds de largeur avec des pentes de quarante-cinq degrés ». Ah ! la belle trouvaille ! Tous les gens du pays savent ça ! Les précipices, les rochers à pic, les forêts ont impressionné ces messieurs, qui mirent six heures pour gravir la montagne. Forts de cette expérience, ces hommes de l’art ont compris que la seule façon de faire monter jusqu’à l’hospice les charrettes chargées de marbre consistait à élargir et à améliorer le tracé des chemins. Ils ont réquisitionné plus de huit cents Valaisans, promus terrassiers, et fait venir de Brigue deux cents mineurs, avec leurs outils et de la poudre pour faire sauter le rocher. Ils durent aussi alléger les voitures, qu’ils firent atteler, chacune, de trente mulets du pays et pousser par vingt hommes. Certains attelages effectuèrent trois voyages, tant il y avait de matériaux à porter au col. Et cela a pris dix jours ! On m’a assuré que les Valaisans avaient été bien payés. Ça doit représenter une belle commission pour celui qui a su rassembler ouvriers, charrettes, mulets et conducteurs, conclut Guillaume du ton acide de celui qui n’a pas su bénéficier d’une aubaine à sa portée.
Chantenoz, que des religieux érudits venaient parfois consulter, compléta le récit de son ami :
– Un chanoine, descendu ces jours-ci de l’hospice, m’a dit que le mausolée du général Desaix est maintenant en place dans la chapelle et qu’il est fort beau. Le prieur l’a béni et l’ingénieur Polonceau a prononcé un discours. Pendant le temps des travaux, MM. Polonceau et Perrin, mais aussi appareilleurs et maçons, ont été logés à l’hospice et largement traités. On ne leur a pas servi de vin ayant moins de dix ans d’âge ! Aussi ne tarissent-ils pas d’éloges sur la générosité et la bonté des religieux, pour qui Napoléon a un faible depuis le passage de son armée en 1800.
– Ils ont été aussi très intéressés par les gros chiens que
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