Helvétie
tout fumant par les calfats gantés de cuir, et les relents pharmaceutiques des vernis se fondaient en un parfum composite, à prétention maritime. Quand on hissait sur leur vergue les grandes voiles latines, un espoir d’aventure gonflait la poitrine de l’enfant, comme si les barques lémaniques étaient, par magie, promues soudain à la noblesse des voiliers hauturiers, prêtes à cingler, avec leur gréement en oreille, vers les montagnes de Savoie que cachait la brume et que l’on imaginait projetées à des milliers de lieues dans la mer des Sargasses.
Axel, les yeux écarquillés pour ne rien perdre du spectacle, écoutait avec béatitude grincer les scies, cliqueter les treuils, gémir les madriers sous la torture des herminettes, résonner les coques frappées par les maillets. Le lapement bref et répété des varlopes, le son clair des marteaux enfonçant les clous de cuivre, le crissement des vilebrequins, le couinement des poulies composaient un tintamarre qui le ravissait et l’inquiétait à la fois.
Les ouvriers, qui connaissaient la domestique des Métaz, saluaient Polline. Parfois, le contremaître, qui venait chaque semaine chercher la paie des compagnons chez les Métaz et à qui Polline servait à la cuisine un verre de blanc, s’approchait des promeneurs. Polline, avant d’engager une conversation qui portait invariablement sur le temps à prévoir, le vent du jour, la pêche ou le tonnage d’une barque en chantier, disait, assez fort pour être entendue des hommes au travail, en désignant Axel : « C’est le fils du patron. » C’était une façon de mettre tout le monde en garde. Il convenait de ne pas dire n’importe quoi devant le gamin.
Le jour où le contremaître offrit à Axel la joue d’une petite poulie, réformée et polie par l’usage, le gamin rentra triomphant et, ayant obtenu une longueur de ficelle, suspendit le trophée au montant de son lit, qui devint ainsi bateau à rêves.
Il arrivait aussi, dans une circonstance bien particulière, que le chantier perdît soudain pour Axel tout intérêt. C’était les jours où les voituriers venaient baigner les chevaux. Les hommes, pantalons troussés jusqu’aux genoux, descendaient sur la grève, chevauchant les percherons à large croupe, et les obligeaient à entrer dans le lac. « C’est pour leur forcir les paturons », expliquait Polline.
« Mais y vont pas se noyer, dis ? » s’inquiétait Axel, à qui l’on interdisait de s’approcher du lac, mangeur d’enfants. Quand un cheval récalcitrant refusait d’entrer dans l’eau, que le palefrenier devait mettre pied à terre, tirer l’animal par la bride en l’encourageant ou en l’insultant, et pénétrer lui-même dans le lac jusqu’à se mouiller la poitrine, Axel applaudissait. Ces jours-là, Polline ne pouvait reprendre la promenade tant que durait la baignade des chevaux. Et, quand le hasard de la rencontre voulait que les chevaux conduits au bain fussent ceux des Métaz, qu’Axel reconnaissait et appelait par leur nom, la domestique avait toutes les peines du monde à empêcher le gamin de courir vers eux.
Quand Polline, en fonction de la saison, du vent, du soleil, choisissait d’emmener Axel du côté de Bottonens, à l’autre bout de la ville, à l’opposé du chantier, le plaisir était d’un autre ordre. Le site était moins animé, certes, mais tout aussi intéressant. Après la terrasse du château, puis la maison Blonay, on arrivait à l’endroit où le vrai spectacle était le lac. Axel guettait les bateaux de pêche, suivait le vol des oiseaux et quand, par hasard, des canards ou des foulques venaient, en se dandinant, s’ébrouer sur les galets près de l’endroit où l’Ognonnaz se jette dans le Léman, il battait des mains et tentait d’échapper à la vieille bonne, pour courir vers les gros oiseaux.
Quelques jours avant Noël, alors qu’une fois de plus on évoquait, dans le cercle des Métaz, réuni autour de la cheminée pour manger des châtaignes en goûtant le vin nouveau, la guerre et ses conséquences, Simon Blanchod donna des nouvelles d’une Veveysanne dont les aventures avaient, un moment, défrayé la chronique locale. Il s’agissait d’une de ses amies de jeunesse, Suzanne Roy, qui, mariée en 1798 à un officier français, avait suivi ce dernier en Égypte, où il était mort. Elle avait ensuite convolé sur place avec un médecin-major d’origine italienne, Vincent
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