Helvétie
aux théories de Simon Blanchod.
– Je me réjouis de voir qu’il y a dans tous les pays actuellement en guerre de grands penseurs honnêtes et sincères, des amis de la paix, qui ressentent la nécessité d’une nation européenne, dit-il.
– Ce sont des idéalistes, sans moyens ni pouvoirs, et tu n’es qu’un utopiste fumeux, grogna Guillaume.
Chantenoz vint au secours du vigneron :
– Tout le monde peut comprendre que la paix est le premier élément du bien-être commun des habitants de l’Europe, quels que soient leur langue, leurs mœurs ou le régime sous lequel ils vivent. Or elle ne peut s’établir et durer que dans une harmonie organisée par des accords loyaux, fondés sur un système de compensations mutuelles, aussi bien dans le commerce que l’industrie ou l’agriculture. L’inventaire général des ressources des pays, riches ou pauvres, et une juste répartition entre tous des produits indispensables à la vie peuvent, en atténuant la misère des moins bien lotis, dissiper leurs humaines convoitises. Il suffit de trouver dans chaque pays des hommes qui acceptent de se dépouiller d’un patriotisme étroit, d’un nationalisme orgueilleux et qui renoncent à asseoir tous les rapports entre les nations sur la seule puissance de feu des armées et des flottes !
– Vos théories sont plaisantes et propres à donner bonne conscience aux Français, à justifier, pour les naïfs, l’immense ambition de Bonaparte, c’est tout ! lança Flora Baldini.
Chantenoz, voyant Blanchod donner des signes d’agacement, car le cher homme supportait mal qu’une femme vînt mettre ce qu’il appelait « son grain de sel » dans une conversation sérieuse, reprit la parole :
– Ces théories ne sont pas neuves, chère Flora, et bien antérieures à Bonaparte et à la Révolution française, que tu exècres. Dans le passé, beaucoup de philosophes et, même, certains monarques éclairés ont pensé à une nation européenne. À l’origine, l’idée d’Europe fut grecque, ou plutôt panhellène, mot que l’on trouve pour la première fois dans l’Iliade de ce brave Homère. Mais cette vague notion n’était justifiée que par la crainte des invasions barbares. Devant la menace que les peuples asiatiques faisaient peser sur la civilisation, les Grecs avaient imaginé une entente des peuples circonvoisins de l’Hellade. Cette Europe occidentale n’eût été que traité d’alliance dû aux circonstances. C’est Isocrate qui, le premier, croit-on, sut exprimer, vers 385 avant Jésus-Christ, la notion de civilisation européenne, par rapport, il est vrai, à la barbarie asiatique. Quand ce maître à penser, à qui Socrate, qui s’y connaissait en philosophes, avait prédit un grand avenir, eut le courage de prôner l’union des Hellènes sous l’autorité conjointe d’Athènes et de Sparte, c’était encore, et surtout, pour faire pièce aux ennemis de la Grèce. La géographie et la politique tenaient d’ailleurs moins de place dans ses conceptions que l’instruction et les mœurs. Notre homme n’avait-il pas coutume de dire : « On appelle Grecs plutôt les gens qui participent à notre éducation que ceux qui sont nés en Hellade », c’est-à-dire en Grèce. À défaut d’avoir pu susciter la claire conception d’une entité européenne, on doit lui reconnaître le mérite, qui n’est pas mince, d’avoir formé l’élite intellectuelle de son temps, hommes d’État, historiens, auteurs tragiques, orateurs. Il a même, disent certains, précédé Platon en humanisme et…
– Sans les Grecs, il est donc bien vrai que la notion de civilisation européenne n’eût pas existé ! coupa Blanchod.
– L’hellénisme a été en effet un modèle de civilisation applicable aux peuples alliés ou conquis. Isocrate estimait que ce qu’il y avait de meilleur au monde était grec et que l’armée macédonienne devait agir comme instrument de civilisation ayant mission de porter le message hellénistique, ferment civilisateur, vers l’Italie, l’Ibérie, la Gaule, jusqu’à ces pays inexplorés du Nord, figés par le froid, noyés dans les brouillards et peuplés de demi-barbares supposés perfectibles ! La vision de ce fils d’un fabricant d’instruments de musique, qui se laissa, dit-on, mourir de faim à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, au lendemain de la bataille de Chéronée, pouvait, à l’époque, passer pour
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