Helvétie
souvent, de l’avis de Métaz… ni, pour une fois, de celui de Goethe !
Quand, un peu plus tard, les amis se séparèrent, Chantenoz, qui avait peu goûté la plaisanterie de Charlotte, lui glissa :
– Tu peux épargner Flora, je n’ai jamais eu l’intention de me tuer !
Quant à Flora, qui s’était attardée et que Charlotte accompagna comme toujours jusqu’à la porte, elle murmura simplement en embrassant l’amie :
– Tu es une peste… mais je t’aime !
Depuis le printemps 1808, un chantier ouvert au nord de la place du Marché retenait la curiosité des Veveysans et constituait un but de promenade. Au fil des mois, on avait vu sortir de terre la nouvelle halle aux grains, la Grenette, qui, une fois achevée, se révéla comme monument représentatif de la richesse et de la prospérité de la ville, carrefour commercial depuis le Moyen Âge. Entre la belle maison au toit à la Mansart, dite l’Ermitage, grande bâtisse du xviii e siècle, construite sur l’emplacement de l’antique Tour-du-Vent qui flanquait la porte d’accès au Bourg-Franc 13 , et la demeure de M me de Warens, la « petite maman » de Jean-Jacques Rousseau, maintenant propriété de la famille Chatelain 14 , la Grenette apparut comme un temple moderne dédié à Mercure. La halle couverte occupait un vaste quadrilatère pavé, comme la place du Marché, de galets ronds tirés du lac. On y accédait par cinq marches de pierre qui couraient sur trois côtés. Une construction, sorte de cella profane, abritant des bureaux, occupait le fond de la halle et ouvrait sur une ruelle, en face de l’hôtel de la Clef. La toiture, base de pyramide tronquée, qui couvrait l’ensemble, était soutenue sur le pourtour par dix-huit colonnes toscanes et, sous couvert, par des piliers de bois. Au-dessus de la colonnade, en façade, sur la place du Marché, un large fronton triangulaire rompait la rigueur du toit pentu. Cet ornement aurait attesté du goût grec de l’architecte de cette sorte de xyste s’il n’eût été percé d’un œil-de-bœuf, destiné à éclairer le grenier. On voyait de loin, posée sur le toit plat de la Grenette, une tour de briques, pourvue sur trois faces d’horloges à chiffres dorés et surmontée d’une coupole abritant un carillon. À dater du jour de l’inauguration de l’édifice, les Veveysans prirent l’habitude de vérifier l’heure que donnait leur montre en traversant la place du Marché. Quant aux insomniaques habitant le quartier, ils purent désormais entendre sonner les heures.
Guillaume Métaz, qui avait fourni pierres de Meillerie et galets du lac pour la construction de la Grenette, craignait comme d’autres négociants vaudois que la nouvelle halle, élément flatteur du décor veveysan, n’eût à abriter pendant longtemps que de modestes transactions. Ce pessimisme tenait aux conséquences économiques du blocus partiel, qui devenaient perceptibles en Suisse. Si le marché intérieur restait relativement prospère, les exportations des produits suisses et l’importation des produits étrangers, autres que français, tendaient à l’extinction. Guillaume Métaz, comme d’autres négociants avisés qui utilisaient les circuits de la contrebande, avait appris avec déplaisir l’occupation militaire du Tessin par les troupes du prince Eugène de Beauharnais, vice-roi d’Italie, et l’installation de postes de douane à tous les cols et sur toutes les routes permettant de passer de Suisse en Italie. Le fils de Joséphine, en agissant ainsi, ne faisait qu’exécuter les ordres de son beau-père, Napoléon, désireux d’en finir avec les contrebandiers. En France, les prix des denrées flambaient et le chômage, propagateur de la misère, menaçait les industries et le commerce.
Quand la Gazette de Lausanne annonça, au commencement du mois de mai, la reprise des hostilités entre la France et l’Autriche, soutenue par l’Angleterre, on s’attendit à l’élargissement de cette cinquième coalition. La guerre d’Espagne, toujours aussi incertaine et meurtrière, embrasait toute la péninsule Ibérique. Les journaux vaudois, en majorité bonapartistes, citaient des noms de victoires françaises, La Corogne, Tarragone, Saragosse, Ciudad Real, mais celles-ci ne marquaient pas l’arrêt des hostilités. À cela s’ajoutait la rébellion des montagnards tyroliens, conduits par l’aubergiste Andréas Hofer. Ces montagnards
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