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Helvétie

Helvétie

Titel: Helvétie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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lunettes, il dit : « Voilà comment les choses se sont passées », et lut :
     
    – « L’empereur prenait son premier repas, assis devant une table ronde. Il y avait là M. de Talleyrand et M. Daru, venus entretenir Napoléon d’une affaire de contributions. L’empereur fit signe à M. de Goethe d’approcher, le considéra un moment, comme pour bien se pénétrer de ses traits, et lui dit, assez abruptement mais avec chaleur : “Vous êtes un homme !” Le grand poète s’inclina. Ce voulait être un compliment, non une simple constatation. Cela signifiait, bien sûr : “Vous êtes un grand homme, un très grand homme.” Nous l’avons tous, comme le poète lui-même, entendu ainsi. Napoléon demanda ensuite à M. de Goethe quel était son âge et découvrit ainsi que le conseiller avait vingt ans de plus que lui. Il reconnut que ce penseur de cinquante-neuf ans était bien conservé. Comme M. Daru faisait remarquer que M. de Goethe avait traduit du français le Mahomet de Voltaire, l’empereur observa que ce n’était pas une bonne pièce, puis il entreprit son visiteur sur Werther , ouvrage dont il paraissait avoir une parfaite connaissance, car il affirma l’avoir lu sept fois, notamment pendant la campagne d’Égypte. Comme M. de Goethe se taisait, à la fois étonné et flatté, car vous le savez dénué de vanité mais plein d’orgueil, l’empereur cita plusieurs passages du drame et sembla regretter que l’auteur n’eût pas mieux expliqué au lecteur les raisons du suicide de Werther. Napoléon commença par dire qu’il regrettait une certaine confusion entre amour passionné et ambition blessée, puis ajouta, exactement : “Cela n’est pas naturel et atténue, chez le lecteur, l’image qu’il se faisait du pouvoir extrême de l’amour sur Werther. Pourquoi avez-vous fait cela ?” M. de Goethe sourit d’un air entendu et, après avoir accepté ce reproche qui ne lui avait jamais été fait, reconnut qu’il pouvait paraître fondé. Il ajouta : “Mais on devrait pardonner à un poète de recourir parfois à un artifice difficile à déceler pour produire certain effet qu’il ne croit pas pouvoir obtenir par la voie simple, naturelle 12 .” Cette remarque, courtoisement énoncée, est bien dans la tournure d’esprit du conseiller et révèle l’indiscutable droit qu’il s’attribue, en tant qu’auteur, de conduire sa création comme bon lui semble. Passant à l’examen de ce que nous appelons en Allemagne schicksaldrama , on pourrait dire en français drames de la destinée, l’empereur en désapprouva hautement la conception en disant : “Ils convenaient à une époque moins éclairée. Que vient-on maintenant nous parler de destin ? Le destin, c’est la politique !” Napoléon vanta en revanche les mérites de la tragédie classique, qui devrait être, d’après lui, “l’école des rois et des peuples”. C’est sans doute pourquoi des comédiens français représentèrent, quelques jours plus tard, devant les souverains réunis à Erfurt, Cinna, Andromaque, Phèdre et Œdipe !  »
     
    – Cinna et… C’est des gens ? interrogea Axel, interrompant Chantenoz.
     
    – Chut…, tais-toi. Tu le sauras plus tard, ordonna Charlotte.
     
    Martin sourit pour atténuer la réprimande et poursuivit sa lecture :
     
    – « Nous qui aimons le duc Charles-Auguste et qui avons souffert de le voir dans le camp des vaincus, puisqu’il avait suivi le roi de Prusse dans sa désastreuse campagne, nous avons admiré comment M. de Goethe sut, en présence de l’empereur vainqueur, oublier cette défaite, n’en tenir aucun compte, comme s’il se plaçait au-dessus des contingences du moment. Certains ont voulu voir dans cette déférence pour le Français un manque de patriotisme, mais nous, qui connaissons bien le conseiller, savons qu’il n’en est rien. M. de Goethe a toujours su se tenir sur un plan objectif. Il a la certitude de servir son pays en servant l’humanité et ne prend les événements que pour ce qu’ils sont : des moments heureux ou tragiques de l’histoire humaine. C’est aussi un visionnaire qui a devancé la pensée de Napoléon. Il aurait dit, après avoir assisté à la bataille de Valmy, en 1792 : “Aujourd’hui commence une nouvelle histoire.” Il pense que les peuples d’Europe devront, un jour ou l’autre, renoncer à leurs querelles et mettre en commun les valeurs qui n’ont pas de frontières. M. de

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