Helvétie
Goethe sait faire abstraction, quand il le faut, de son état d’Allemand auquel il est cependant fort attaché. Comme l’empereur Napoléon et quelques esprits éclairés, dont on peut dire, sans fausse modestie, que nous sommes, vous et moi, le conseiller croit que l’Europe est une claire manifestation de la raison politique. Mais Napoléon est un homme d’action impatient, qui veut imposer sa Confédération aux peuples, alors que M. de Goethe veut que les peuples en comprennent la nécessité et la désirent. C’est un homme de réflexion et de patience. J’ai cru comprendre que le respect du grand poète, qui déteste la guerre mais comprend le guerrier, pour l’empereur français vient de ce qu’il le considère comme un cerveau exceptionnel, un avatar incarné du Destin.
« Je me suis laissé dire ici qu’au cours de son deuxième voyage en Suisse, en 1779, M. de Goethe découvrit que Germains et Latins, catholiques et huguenots, montagnards et citadins savent vivre en paix sous les mêmes lois et que diversité n’est pas opposable à unité. On dit aussi qu’il trouva les Helvètes pédants et ennuyeux, peu doués pour les arts, mais il comprit que la Suisse peut concilier les contraires et son peuple trouver le bonheur dans cette conciliation, qu’il voudrait aujourd’hui, comme nous tous, cher ami, voir étendue à toute l’Europe. »
Chantenoz replia avec soin la lettre du Lausannois et l’empocha.
– Voilà ce qui s’est passé à Erfurt il y a six mois et qui constitue, mes amis, un événement dont on ne mesurera que plus tard l’importance. Et mon correspondant a ajouté, en post- scriptum, que, le 12 octobre, l’empereur Napoléon a fait remettre à Goethe l’aigle de la Légion d’honneur, conclut Martin.
– Il est loin, ce M. Goethe ? demanda Axel qui avait écouté avec attention la fin du compte rendu lu par son maître.
– Assez loin, mon garçon. Mais quand tu sauras assez d’allemand, encore qu’il parle lui-même couramment le français, l’anglais, l’italien et connaisse le latin, le grec et, même, le yiddish et l’hébreu, nous lui rendrons visite… si ton père nous offre le voyage, bien sûr ! dit Chantenoz, malicieux.
– Et pourquoi pas ? si mon fils sait se débrouiller en allemand et… en affaires, à ce moment-là, répliqua prudemment Guillaume.
– Le marchand de sable est passé, annonça Charlotte à l’intention d’Axel, façon de dire que l’heure du coucher des enfants avait sonné.
Non sans réticences, atermoiements et diversions de sa part, le garçonnet fut envoyé au lit. La société des adultes bavards lui plaisait infiniment, car il y trouvait matière à rêves plus qu’à réflexion.
Simon Blanchod revint aux considérations du correspondant de Chantenoz sur l’Europe. Avec la force naïve qui le caractérisait, le vigneron croyait à l’avènement d’une grande nation européenne, comme il croyait, influencé par une lecture candide de Jean-Jacques Rousseau, et bien que la théorie du Genevois eût reçu de fréquents démentis, à la bonté naturelle de l’homme et au pacifisme inné des peuples !
« Pour que cessent les guerres, les rivalités entre les monarques et, partant, les conflits entre les pays, il faut construire une vaste nation européenne », disait-il fréquemment.
Tout en reconnaissant que ce pouvait être une idée de Bonaparte, il critiquait la méthode de Napoléon I er . L’unificateur de l’Europe ne pouvait être un tyran soutenu par un peuple armé à sa dévotion. « On ne peut fonder une âme européenne, se plaisait-il à répéter, fondée sur des valeurs morales reconnues et le respect des patries, en tentant de l’imposer par les armes et la violence. » Pour Blanchod, ce qu’il nommait âme européenne, abstraction commode dont se gaussait Chantenoz l’athée, devait être une sorte de spiritualité laïque et communautaire, ciment moral dans la composition duquel entreraient les sèves économiques, intellectuelles, philosophiques et artistiques des peuples, dont les destins se trouveraient ainsi soudés pour le meilleur et pour le pire. N’étaient-ils pas, ces peuples d’Europe qui s’entre-tuaient, de plus en plus dépendants les uns des autres ?
Ce soir-là, Goethe, dont il ne connaissait les œuvres que par ouï-dire, apportait par le truchement d’un ami de Chantenoz une consécration intellectuelle
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