Helvétie
couleurs vives et encombrées de voitures bizarres, traverser la rade sur des bateaux enlevés par des rameurs musclés, découvrir les vitrines fleuries de la grande ville, s’asseoir, promenade de la Treille, sur le plus long banc de bois du monde, poli depuis 1767 2 par les fesses genevoises, et s’endormir exténués mais la tête pleine d’images nouvelles constituaient pour les enfants un prodigieux intermède.
Sous prétexte de visites à rendre à d’anciennes camarades de pension, Charlotte s’éclipsa, dès le lendemain de l’arrivée à Genève, pour rejoindre Blaise. Comme il ne pouvait se présenter à l’hôtel de l’Écu de France, où elle logeait avec ses enfants, et qu’étant lui-même hébergé à la préfecture du Léman il était impossible d’y recevoir une dame, fût-elle de la meilleure société, les amants se rencontrèrent sous les arbres de la promenade Saint-Antoine, d’où l’on découvrait le panorama du lac et le Salève.
M me Métaz, coiffée d’une capeline de paille fine, propre à dissimuler son profil, vit arriver un Blaise de Fontsalte en redingote puce, chapeau de soie, chaussé de courtes bottes à l’anglaise, cravaté de noir et tenant sa canne à pommeau d’argent par le milieu, comme s’il se fût agi d’un bâton de commandement.
La démarche cadencée, le maintien rigide, la façon d’avancer, sans se laisser distraire par le spectacle de la rue, la Légion d’honneur piquée au revers, trahissaient le militaire supérieur, temporairement rendu à la condition civile. Déjà, lors de leur dernière rencontre en 1809, Charlotte avait remarqué chez Blaise des changements qui paraissaient maintenant accentués. Ce n’était plus le jeune officier au teint coloré, aux épaules enveloppées, aux favoris luxuriants, désinvolte avec grâce et facilement impertinent, qu’elle avait connu dix ans plus tôt. À trente ans, le général Fontsalte, en guerre franche ou secrète depuis l’âge de seize ans, était un homme rassis, réfléchi, dominateur. Une prudente et froide détermination, fruit de multiples expériences, tragédie des combats, matoiserie politique, fourberie courtisane, avait remplacé, chez l’aristocrate patriote, l’exaltation lyrique de la jeunesse.
Bien qu’on fût au milieu de la matinée, sur une promenade très fréquentée par les Genevois et les villageois des environs attirés en ville par les festivités, Charlotte ne put retenir son élan et se jeta dans les bras de Blaise. Surpris mais ravi, le général souleva la jeune femme de terre, tournoya avec elle comme à la valse, lui murmurant à l’oreille le nom qu’il était seul à prononcer :
– Dorette… Dorette…, comme je suis heureux de vous revoir ! Vous n’avez jamais été aussi belle, aussi jeune, aussi parfumée, aussi… Dorette !
Des passants ralentirent le pas, se retournèrent, sourirent à ce couple dont le bonheur n’était pas feint. Constatant qu’ils attiraient l’attention des promeneurs, Charlotte rétablit l’équilibre de sa coiffure, prit le bras de Blaise et l’entraîna sous les arbres où elle avait déjà, tandis qu’elle attendait son amant, repéré un banc isolé.
Après qu’ils se furent bien examinés l’un l’autre, main dans la main, comme pour se persuader de la réalité de leur mutuelle présence, ils en vinrent à parler de la mission de Blaise, attaché provisoirement aux pas de l’impératrice Joséphine, logée à l’hôtel d’Angleterre, à Sécheron. Charlotte voulut tout savoir de l’épouse répudiée, qui avait la sympathie de toutes les femmes, et tout d’abord comment elle supportait sa disgrâce.
– La vieille, comme l’appelle l’impératrice Marie-Louise, car Joséphine est âgée de quarante-sept ans et la nouvelle épouse de l’empereur de dix-neuf, fut autrefois une belle femme, je vous assure, et faite pour l’amour. Elle a un peu grossi, parce qu’elle mange trop de pâtisserie, comme toutes les femmes qui s’ennuient. Cependant, sa taille reste fine et les robes à balconnet qu’elle affectionne livrent aux regards des seins bien pommés et toujours fermes. Mais elle mange trop de muffins. Il faut dire que les muffins cuits par la concierge de Malmaison, une bonne fille d’origine anglaise, sont fameux…
– Vous y avez goûté ?
– Deux ou trois fois, quand je portais des plis confidentiels pendant la période du divorce. Ça
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