Helvétie
soldats de la République, en marche, par le Grand-Saint-Bernard, vers la conquête de l’Europe, l’empereur qui avait régné d’Amsterdam à Cadix, de Hambourg à Rome, fait des rois, des princes, des ducs, gagné cent batailles, médité à l’ombre des Pyramides, dansé à Vienne, enlevé le pape, épousé la nièce d’une reine décapitée et vu brûler Moscou venait de débarquer à l’île-prison d’Elbe, royaume dérisoire, aux dimensions d’une sous-préfecture.
De cette humiliation, Charlotte Métaz prenait sa part, à travers son amour pour Blaise de Fontsalte. Elle rencontrait presque chaque semaine le général, arrivé, fin avril, avec Joseph Bonaparte, frère de l’empereur déchu, maintenant hébergé par le comte Jean-Jacques de Sellon au château d’Allaman, entre Rolle et Morges, à moins de huit lieues de Vevey.
Blaise souffrait de la défaite en soldat, du retour des Bourbons en républicain ; en aristocrate, de la lâche résignation du peuple français, déjà aux genoux d’un souverain sexagénaire et podagre, venu dans les fourgons de l’ennemi. Sur la route, entre Fontainebleau et Fréjus, où Napoléon avait embarqué le 28 avril pour l’île d’Elbe, la dormeuse de l’empereur avait failli, à plusieurs reprises, être lapidée et renversée par la plèbe, subitement rendue à la ferveur royaliste ! Les femmes surtout s’étaient montrées agressives, réclamant le sang du vaincu en échange de celui versé sur les champs de bataille par leur mari ou leurs fils.
Isolée dans le cercle des Métaz, seule Flora Baldini osait se réjouir ouvertement de la déroute française, de la restauration de la monarchie, du démembrement de l’Empire par le congrès de Vienne. Julien Mandoz, son beau-frère, le garde pontifical, en route pour Rome, que regagnait le pape libéré, avait raconté, lors d’une brève étape à La Tour-de-Peilz, comment, à Fontainebleau, la veille de son abdication, le tyran – c’est ainsi qu’on nommait maintenant l’empereur – avait vainement tenté de s’empoisonner.
– Il n’aurait fait qu’ajouter un péché à tous ceux, plus graves, qu’il a déjà commis ! avait commenté Flora.
Martin Chantenoz, comme Simon Blanchod, n’augurait rien de salutaire du retour des Bourbons sur le trône de France. Triomphants, les royalistes et surtout les anciens émigrés n’allaient penser qu’à rentrer dans leurs biens et privilèges avant de tirer vengeance, non seulement des révolutionnaires régicides de 93, mais aussi de tous ceux qui avaient servi Napoléon et qu’ils appelaient Corses. Quant aux monarques alliés, enfin vainqueurs par les armes, et n’ayant plus à craindre le mauvais exemple français, ils allaient redoubler de rigueur avec ceux de leurs sujets que les idées de la Révolution avaient pu séduire et inciter à réclamer plus de libertés. Chantenoz traduisait le pessimisme de ceux qui clamaient : « Il voyait plus loin que la Grenette. »
– Napoléon, comme Alexandre le Grand, disait apporter la paix et le meilleur gouvernement à tous les peuples. Comme Alexandre, il a été vaincu par ses conquêtes. Sa défaite ne donnera pas le bonheur à l’Europe, contrairement à ce que croient les monarchistes béats. Les peuples vont retourner à leurs anciens antagonismes territoriaux ou politiques, à leurs rivalités commerciales. Cette belle coalition des anti-bonapartistes ne résistera pas à la montée des nationalismes, révélés et exacerbés par les guerres, mais aussi par les idées que transportèrent pendant tant d’années dans leur giberne, à travers l’Europe, les soldats de la Grande Armée.
Guillaume, lui, se préoccupait surtout, et comme d’habitude, de ses affaires. Depuis que la république de Genève avait été officiellement restaurée le 31 décembre 1813, après le départ des troupes françaises, M. Métaz passait le plus clair de son temps dans cette ville. Pendant une quinzaine d’années, la cité de Calvin avait été le chef-lieu du département du Léman et les Genevois s’étaient adaptés à la francisation de leur cité sans récriminer. Ils y avaient même trouvé quelque profit. Les citoyens instruits, devenus fonctionnaires impériaux, avaient vécu confortablement, les juristes, banquiers, industriels de l’horlogerie ou du textile, négociants et commerçants avaient fait de bonnes affaires. Aussi, dès que les événements
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