Hergé écrivain
longue, dans la revue Sites , vol. 5-1, 2001.
3 Daniel Justens et Alain Préaux, Tintin, Ketje de Bruxelles , op. cit. .
4 Cf. Yves Chaland, Le Jeune Albert , Genève, Les Humanoïdes
Associés, 1993.
5 Et, tout à la fin, parfaitement aseptique, de nouveau à l’instar de
son graphisme qui dégénère très vite en académisme à partir des années
1960.
Chapitre 2
De Hadoque à Haddock
1. Un style par personnage
Dans l’une des préfaces aux Liaisons dangereuses , Choderlos de Laclos se félicite, par rédacteur interposé,
d’avoir réussi là où tant de romanciers échouent si
péniblement : les personnages de ce livre, dit-il, ne parlent
pas comme le ferait leur auteur, mais ils ont tous leur langage individuel : « Variété des styles, continue-t-il, [voilà
le] mérite qu’un auteur atteint difficilement 1 . »
Doter un être de fiction d’un langage nouveau qui
l’identifie immédiatement, tel est sans doute l’un des rêves
les plus constants de la littérature romanesque traditionnelle (celle, donc, où la notion de personnage occupe une
place capitale). Or très souvent la réussite en la matière se
paie du prix fort de la caricature, car plus le trait est gros,
moins il est difficile de créer un discours reconnaissable
entre mille. Et depuis que les Lettres se sont ouvertes aux
parlers non littéraires, depuis donc que les personnages ne
parlent plus « comme des livres » (ce qui ne les empêchepas, Zazie le prouve bien, d’être sentencieux plus souvent
qu’à leur tour), cette exigence d’originalité s’est confondue avec l’effort pour modeler par écrit une parole
proche de l’oral. Tendance d’abord circonscrite à quelques
cas excentriques et que la voix narrative se contentait de
citer, force guillemets à l’appui, comme le rappelle un passage du Degré zéro de l’écriture :
Vers 1830, au moment où la bourgeoisie, bonne enfant, se
divertit de tout ce qui se trouve en limite de sa propre surface
[…], on commença d’insérer dans le langage littéraire proprement dit quelques pièces rapportées, empruntées aux langages inférieurs, pourvu qu’ils fussent bien excentriques
(sans quoi ils auraient été menaçants). Ces jargons pittoresques décoraient la Littérature sans menacer sa structure.
Tendance propagée ensuite au discours du narrateur,
qui s’individualise par son oralisation même, c’est-à-dire
par le rejet des conventions qui alignent la voix sur un
modèle écrit. Comme le note encore Roland Barthes :
[…] Toute une partie de la Littérature moderne est traversée
par les lambeaux plus ou moins précis de ce rêve : un langage
littéraire qui aurait rejoint la naturalité des langages sociaux.
[…] Queneau a voulu précisément montrer que la contamination parlée du discours écrit était possible dans toutes ses
parties et, chez lui, la socialisation du langage littéraire saisit
à la fois toutes les couches de l’écriture : la graphie, le lexique
et, ce qui est plus important quoique moins spectaculaire, le
débit 2 .
Dans les Aventures de Tintin , le traitement des voix des
personnages montre à quel point l’art d’Hergé reste ancré
dans les idéaux du XIX e siècle, non pour s’y laisser submerger, mais pour y trouver un socle solide. Le style des
narrations est très « littéraire », un rien empesé, mais sans
lourdeur ni grandiloquence. Le langage du protagoniste
de la série, Tintin, est d’une neutralité proche de l’inexistence, pendant que face à lui se dressent des comparses au
discours toujours très idiosyncratique, à la fois très chargé
(chacun des héros a un tic bien à lui : les insultes du capitaine, les répétitions à lapsus des Dupondt, les répliques
décalées du professeur, la rengaine de Bianca) et faussement oral (du petit-nègre des sauvages à l’accent étranger
d’un Alcazar). Globalement, ce style reste tributaire de
l’écrit, et même de l’écrit littéraire. Rien de plus concluant
à cet égard que l’impossible passage à l’acte : comme le
remarque Benoît Peeters, les dialogues d’Hergé ont beau
avoir l’air de vrais dialogues, ils n’en demeurent pas moins
« imprononçables ». Et pour peu qu’on les dévide, on
s’aperçoit sans peine qu’y font défaut tous les procédés
plus ou moins stéréotypés qui connotent aujourd’hui
l’oralité du discours : interruptions et inachèvements
phrastiques, erreurs de syntaxe, répétitions
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