Hergé écrivain
visuelles de la scène.
« Chien », qui évoque aussi « mourir comme un chien »,
et « porc-épic » renvoient sans conteste à la chevelure de
François. « Perroquet » de son côté transpose visiblement
un détail vestimentaire de Rackham (les plumes de son
chapeau), là où « flibustier de carnaval » et « pirate d’eau
douce » disent l’étonnement que suscite la vue d’un pirate
exceptionnellement tiré à quatre épingles.
Mais tentons une lecture plus globale. L’initiative de la
joute verbale, on le constate, ne part pas de celui qui aura
le dernier mot. La bordée d’injures de François ne constitue en effet qu’une réponse aux insultes et menaces réitérées de Rackham. Ce « contrat polémique » est un premier point qui relie les deux opposants et l’analyse
avancera d’autres indices de cette ressemblance secrète du
héros et du antihéros. Tout l’échange est d’ailleurs placé
sous l’enseigne de la symétrie (inverse). Grosso modo,
cette structure en miroir se présente comme suit :
chien (a)
écorcher (b)
avaler ta barbe (c)
porc-épic (d)
déplumer (c’)
perroquet bavard, flibustier de carnaval, pirate d’eau douce,
anthropopithèque (d’)
vieux cachalot (a’)
Côté Rackham, deux intimidations se voient comme
embrassées par une double injure. Celles-là résument une
torture (dépiautage, puis ingurgitation forcée d’une
métonymie de la peau : la barbe), celle-ci cherche à déshumaniser l’adversaire et marque déjà l’intrusion oblique
de l’instrument de supplice dans la série des insultes (les
poils de la barbe se hérissent en piquants).
Que les insultes culminant dans « anthropopithèque »
(« genre hypothétique d’animaux fossiles intermédiaires
entre le singe et l’homme ; animal de ce genre », pour citer
le petit Robert) soient puisées dans le champ lexical des
animaux est à la fois stéréotypé et hypermotivé par
l’ étiquette 8 verbale des antagonistes. Pour François, cette
animalisation résulte de son titre comme de la désignationfamilière de ses occupations : il est cheval ier de Hadoque
et vieux loup de mer. Elle est programmée en outre par son
nom, « haddock » étant un autre nom de l’aiglefin. Et le premier segment de ce vocable ressurgit comme le mot final du testament de François :
Trois frères unys. Trois Licornes de conserve voguant au
soleil de midi parleron. Car c’est de la lumière que viendra la
lumière. Et resplendira 20 37 42 N. 7052 15 W. la (†) de
l’Aigle.
I.1.
Haddock :
La sainte-barbe, faut-il
vous le dire, c’est l’endroit
du vaisseau où sont enfermées les munitions et la
poudre…
I.2.
I.3.
Hadoque :
Et voilà !… La fête
ne serait pas complète sans un beau
feu d’artifice…
II.1
Hadoque :
Et maintenant, vite ! J’ai
tout juste le temps de
quitter le vaisseau avant qu’il ne saute !
II.2.
Rackham :
Ah ! chien !//… Te voilà !...
Hadoque :
!
II.3.
Rackham :
Ah, Tu voulais nous faire sauter !
… tu//n’auras pas ce
plai-//sir !... Je m’en
vais//t’écorcher tout
vif//avant même d’éteindre la mèche !
III.1.
Rackham :
Par Lucifer ! Je te ferai avaler ta barbe,
porc-
épic !
Hadoque :
Et moi, je te déplumerai, perro
quet bavard !… Flibustier de carnaval !… Pirate d’eau douce !... Anthropopithèque !
III.2.
IV.1.
IV.2.
Rackham :
Tu as beau reculer,
tu ne m’échapperas
pas !
Hadoque :
C’est moi qui t’embrocherai, vieux cachalot !
Il faut donc lire les mots sous et dans les mots. Pour Hadoque , faire jouer l’homonymie (Hadoque/haddock)
et la synonymie (haddock/aiglefin). Pour aiglefin , dégager
« aigle » et « fin » du substantif qui, les intégrant, les met
aussi en sourdine. Pareille lecture, l’album la justifie et
l’explicite par deux opérations :
— l’écartèlement, dans les phylactères, de bien des
mots, soit par le passage à la ligne (et l’extrême brièveté
des lignes se traduit par la prolifération de lexèmes
coupés), soit par la pénétration dans les ballons de certains éléments du récit visuel (dans la page analysée,
« plai-sir », en ce qu’il fait coïncider la jouissance et la
blessure, est un bel exemple de ces hiatus iconiques) ;
— les variations typographiques fondées sur le principe de la soustraction : dans l’album, c’est évidemment le
cas des trois testaments, tronqués tant qu’ils ne s’assemblent par superposition ;
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