Hergé écrivain
théâtre, ce
dédoublement se voit ici mis en relief par l’anagramme
très transparent de Tino Rossi : la division ne se limite
plus à la scène, elle se généralise et l’on peut s’imaginer
qu’elle s’étend jusqu’aux autres noms lisibles sur l’affiche
(noms de personnages, noms d’auteurs). Pour vérifiables
qu’elles soient, leurs identités commencent ainsi à perdre
leur ancrage référentiel, deviennent fiction.
Le second dérive du conflit entre l’emploi d’un
pronom personnel et le paradigme des noms propres quifournit le modèle du titre traditionnel : de Boris
Godounov à MOI, la mutation est totale, car si le nom
propre est, du moins théoriquement, un signe à référent
unique, la référence des pronoms est à la fois vide et
infinie, en ce sens qu’elle varie en fonction du locuteur qui
utilise ces formes. MOI désigne l’énonciateur de la phrase
où figure ce pronom. Un point blanc, une zone aveugle
émerge ainsi au cœur des affiches. L’antithèse du nom
propre et de la forme MOI sera d’ailleurs remarquablement illustrée quelques cases plus loin, au moment où
affluent les prétendus descendants du pirate venus
réclamer leur part de trésor. Dans une case bondée de
figures, tous s’exclament, non en chœur, mais l’un contre
l’autre : le descendant de Rackham, « c’est moi ».
L’alliance de ces deux mécanismes – l’utilisation d’un
terme qui n’est rivé à aucun référent fixe ; l’apparition
d’un nom propre qui en cache, c’est-à-dire montre, un
autre – permet alors de mieux formuler la construction de
l’énigme. Si la position des noms vacille, ce ne peut être
que sous l’action conjuguée d’un élément dissonant et
d’une variation formelle. Il n’est dès lors pas illogique de
le supposer : une transformation plus radicale de ce matériau onomastique est réclamée ; qui plus est, ces affiches
modifiées peuvent éclairer le mystère mis en place par
leurs soins.
Quel autre nom peut-on entendre en sourdine dans le
défilé publicitaire ? La première réponse qui vient à
l’esprit est celle-ci : Bianca Castafiore, connue des lecteurs
depuis Le Sceptre d’Ottokar . C’est en effet son air des
Bijoux de Faust qui constitue la véritable épine dorsale des
avis publicitaires. Le « Ah je ris […] » se tapit dans :
Guit ry , Ri no, Bo ris , Gale ri es, va ri étés, la ri (…), tandis
que le nom du compositeur apparaît sous le masque anagrammatique de Godoun ov (relations formelles immédiatement lisibles sur lesquelles peuvent se greffer des rapports thématiques entre Faust et Godounov ; ceux-ci
n’auront pourtant jamais qu’un rôle d’appoint).
Une lecture plus attentive dégage alors très vite un faisceau de traits supplémentaires qui façonnent moins une
Bianca qu’une anti-Bianca, c’est-à-dire une Bianca masculine, d’un côté, et, de l’autre, une Bianca parodiée au
point de se voir privée de toute voix humaine.
Si les noms lisibles sur la colonne publicitaire sont sans
exception masculins, plusieurs détails vont révéler la masculinité et le changement de sexe comme problème. En
haut, le prénom Boris, et à condition que s’admette
l’influence de l’opéra de Gounod, peut être déchiffré
comme la contraction chiasmatique et virilisante du
fameux « Ah je ris de me voir si belle en ce miroir » de la
Castafiore. En bas, c’est, par l’intermédiaire d’une paronomase emblématiquement disjointe ou discontinue que
l’inverse se produit : l’épellation de Sa cha Gui tr y nous
met en présence d’une très exacte émasculation. Chassé-croisé de sexes, donc, qui exhibe dans les formes masculines de surface le terme profond par elles déféminisé.
Or tout se passe aussi comme si la masculinisation de
la cantatrice contaminait jusqu’à sa propre voix. De
l’enrouement, les signes, en effet, ne sont pas rares. Partout, des bruits connotés déplaisants (la toux, avec Toss i ;
avec Rino , le laid accent nasal), voire de nature franchement animale (le miaulement de Sa cha , puis la mention
de l’opé ra ). Autre signe de déchéance : le mélange proprement burlesque de l’opéra tragique de Moussorgsky et du
rire jovial de Tino Rossi, la confusion du théâtre de boulevard et des scènes mondialement renommées où se produisent les divas.
Peut-on dire alors que la cohorte des prétendants qui se
pressent bientôt sur le seuil de l’appartement de
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