Hergé écrivain

Tintin,attirés par l’annonce du départ prochain pour l’île au
trésor du pirate dont ils se disent les descendants, montrent quelque ressemblance avec le portrait esquissé ? La
réponse est simple : aucune. Les visiteurs ont beau se faire
annoncer par un bruit de sonnette de plus en plus agaçant, leur organe vocal même ne se distingue par la
moindre anomalie. Manque donc le premier trait. Mais
manque aussi, malgré des apparences pourtant massives,
le second, celui de la virilité. À trois reprises, en effet,
l’album va insister sur la nature en réalité féminine des
soi-disant descendants de Rackham.
    Le premier des pseudo-Rackham est démasqué par le
fait que son nom n’est pas « Rackham le Rouge », mais
« Rackham-Lerouge ». Tintin a vu immédiatement où le
bât blesse : « Mais monsieur, si je comprends bien, votre
nom est simplement Rackham ?… Lerouge, c’est le nom
de votre épouse ? Dans ces conditions, je ne vois pas le
rapport qui existe entre le pirate Rackham et vous… » ( Le
Trésor de Rackham le Rouge , p. 3). On peut toutefois aller
plus loin et supposer que la véritable faute de l’escroc n’est
pas d’avoir usurpé une identité qui ne peut être la sienne,
mais de l’avoir fait par le truchement d’une femme. S’il
hérite de Rackham, c’est parce que le nom du pirate
semble tombé en quenouille, trajectoire déplacée dans
une aventure axée tout entière sur la glorification du Père.
    Carrément efféminés sont ceux qui le relaient. En dépit
de leur surnombre, ils vont refuser le combat auquel les
invite le capitaine pour voir s’ils sont de la trempe de Rackham. Haddock se prépare à la lutte en se dénudant le
bras dans un défi clairement phallique : la seule vue du
membre dégainé suffit à faire prendre aux imposteurs une
fuite solidaire.
    La féminité des faux Rackham comme son incidence sur
les questions de famille et d’héritage sont enfin thématiséespar une remarquable intervention des Dupondt. Piétinés
par les fuyards, ils s’indignent, se vengeant par la parole :
— Quelles brutes !
    — Pour être des brutes, ce sont des brutes !
    — Une véritable bande de brutes !
    — Je dirais même plus : une véritable bande de brutes !
    ( ibid ., p. 4)
    Pour une fois, ils ne s’y sont pas trompés : « brutes » est
exactement le mot qui convient : 1) grammaticalement, il
est du genre féminin et rehausse ainsi l’attitude peu mâle
de qui refuse l’affrontement, 2) contenant bru , il souligne
l’éloignement du père fondateur, 3) en ce qu’il rappelle Brutus , le cerbère des frères Loiseau du Secret de La Licorne ,
il situe les usurpateurs dans le camp des adversaires (Tournesol montrera qu’ils appartiennent à une engeance plus
dangereuse encore, la race des requins).
    Or, si la postérité de Rackham est confondue par les
épreuves qu’on lui impose, le personnage pauvrement
vêtu et immédiatement ridicule qui se présente quand
tout semble redevenu calme, s’avère bientôt d’une tout
autre étoffe. Comme il est facile de comprendre, ses
défauts physiques ne lui sont en rien un handicap. La surdité qui le rend insensible aux plus furieux des énervements du capitaine, puis de Tintin même, n’est rien
d’autre que le retour déplacé, glissant du direct à l’indirect, des troubles de la voix que laissait entrapercevoir la
colonne publicitaire. À la différence de la Castafiore qui
assourdit son assistance, Tryphon Tournesol déclenche
par sa surdité des orages sonores non moins puissants, et
qui fatiguent également les personnes à qui il s’adresse.
Pour le capitaine, écouter Bianca ou discuter avec Tournesol, c’est bonnet blanc et blanc bonnet : au bout, une
invariable crise de nerfs.
    Tournesol est-il pour autant un personnage masculin ?
Nul doute n’est ici permis, puisqu’il résiste imperturbablement aux redoutables cris du capitaine, matérialisés
par des caractères d’une grosseur qu’ignoreront l’immense
majorité de ses injures 4 . Exaspéré par la surdité de Tournesol, le capitaine finit par être hors de lui-même et ses
questions passent des minuscules aux majuscules, puis du
maigre au gras : « Non, je vous demande si vous vous
appelez aussi Rackham le Rouge… […] JE VOUS
DEMANDE VOTRE NOM ! […] VOTRE NOM !… »
    Bien d’autres éléments font d’ailleurs de lui l’antipode
absolu des soi-disant Rackham éconduits. Il ne demande
pas à parler au