Herge fils de Tintin

éléments à cette histoire, en particulier l’idée des boules de
cristal et le titre du premier album. Dans Le Temple du Soleil ,
l’idée du train qui dégringole vient aussi de moi, de même
que celle des souterrains qui permettent d’accéder au temple.
Hergé avait un grand sens de l’humour, ce qui fait que toute
discussion, même si elle connaissait des instants de tension,s’apaisait immédiatement. Il voyait tout de suite le côté drôle
des situations et ne pouvait s’empêcher de le mettre en
évidence 11 .
    En fait, l’humour devait être bien nécessaire, car,
malgré leur évidente complicité, les deux hommes
avaient, sur de nombreux points, des conceptions presque
opposées. Alors que le dessin d’Hergé avait été marqué
par la liberté caricaturale de McManus et Saint-Ogan,
celui de Jacobs procédait en droite ligne du réalisme anatomique d’Alex Raymond. Comme coloriste, l’auteur du Rayon U raffolait des nuances et des dégradés, tandis que
celui de L’Étoile mystérieuse penchait pour les aplats. Narrativement, ils étaient plus différents encore. Nourri
d’opéras et de romans populaires, Jacobs avait une
conception littéraire du récit : dans Le Rayon U , l’image
jouait surtout le rôle d’une illustration, destinée à donner
l’atmosphère ; c’est le texte qui conduisait le récit. Hergé,
bien moins chargé de références culturelles, croyait par
contre au pouvoir narratif du dessin : par de justes enchaînements séquentiels, on pouvait tout faire comprendre,
sans le secours de la moindre légende.
    S’ils ne réussirent pas à se convaincre, ils s’influencèrent
beaucoup. Sur le plan graphique, une coupure essentielle
passe entre Le Trésor de Rackham le Rouge et Les 7 Boules
de cristal . Les décors se nourrissent, les détails se précisent : adieu les rues suggérées en quelques traits, les
affiches monochromes et les personnages qui marchent
sur le bord de la case. Désormais, chaque séquence fait
l’objet de recherches minutieuses et parfois de repérages
sur le terrain. Pendant l’élaboration des  7 Boules de cristal ,
les deux hommes multiplient les croquis. Ancien baryton
d’opéra, Jacobs a gardé le goût des planches et adore
prendre la pose. Ses attitudes, lorsqu’il mime par exemple
Haddock écroulé dans un fauteuil après l’enlèvement de
Tournesol, sont d’une justesse étonnante. Sans doute est-ce le travail avec lui qui incite Hergé à pousser plus loin
ses recherches dans cette direction, pour donner en
quelques traits l’inimitable sentiment de la vie.
     
    Tout le monde le devine, la fin de la guerre n’est plus
qu’une question de mois. Malgré la présence revigorante
de Jacobs, cela ne va pas très fort chez les Remi. Très
éprouvée par la mort de son père, en octobre 1943, Germaine se traîne pendant tout l’hiver. Hergé lui-même paie
le travail trop intense des dernières années et plus encore
son angoisse d’une Libération qui arrive à grands pas :
chacun sait que de longues listes d’« inciviques » ont déjà
été préparées à Londres. Et sans même attendre ce
moment, les attentats contre les collaborateurs se multiplient, au printemps 1944.
    Le 24 avril, Hergé avoue à Charles Lesne que « ça ne va
pas » depuis trois semaines. Il invoque la grippe, la sinusite, une otite et surtout le surmenage : « Me voici
dégonflé, incapable de travailler. […] Je te répondrai dès
que cela ira mieux. » Un peu plus tard, le dessinateur le
redit : « J’ai fourni, crois-moi, un gros, très gros effort, et
cet effort, je n’ai pas pu le soutenir 12 . » Bientôt, il parlesans ambages de « dépression ». C’est une des premières
vraies pannes d’Hergé. Du 6 mai au 6 juillet 1944, la
publication des  7 Boules de cristal s’interrompt dans Le
Soir . Tintin n’est donc pas présent dans le journal au
moment du débarquement allié, ni des combats terribles
qui se déroulent sur tous les fronts. Mais le 5 juillet,
comme indifférent à l’actualité, un petit encadré annonce
qu’« ils arrivent ! » :
Qui ?
    Mais Tintin et Milou, parbleu !
    Peut-être, n’ayant plus entendu parler d’eux, avez-vous
craint, amis lecteurs, qu’il ne leur fût arrivé quelque
malheur ? Il n’en est rien. Tintin et Milou attendaient tout
simplement pour reparaître une amélioration de l’état de
santé de notre excellent collaborateur et ami Hergé, souffrant depuis