Herge fils de Tintin
fond, j’ai toujours aimé les cow-boys », poursuit Haddock. « Et moi,
ajoute Milou, il n’a jamais pu me faire passer pour un
berger allemand 5 . » Le procédé est curieux, et hautement
symptomatique : c’est comme si l’on devait attaquer le
dessinateur pour mieux sauver ses personnages. Déjà,
semble-t-il, la Belgique a besoin d’eux.
Vis-à-vis de ceux qui ne sont pas du même bord que
lui, comme Charles Lesne, Hergé a tendance à crâner. Le
19 septembre, il écrit à son plus fidèle correspondant des
années de guerre sur un ton curieusement détaché :
Les optimistes avaient tort. Tort de ne pas être plus optimistes. Les pessimistes – dont j’étais, je l’avoue – en sont
pour leur courte honte. L’essentiel est que tout cela se soit
passé à la vitesse de l’éclair et que, pour la seconde fois, notrepays ait été dans l’ensemble miraculeusement préservé. Deux
miracles en quatre ans, c’est beaucoup, et je n’aurais jamais
osé l’espérer. J’ai eu tort. Tant mieux 6 .
La honte – si honte il y a – est effectivement un peu
courte. Et le résumé plutôt cavalier. Mais quand il écrit à
l’abbé Wallez, qui a été arrêté par « un communiste
exalté » et conduit à la prison de Charleroi, Hergé adopte
un autre ton : « Penser que vous qui n’avez cessé d’exalter
les gloires nationales, vous qui aimez notre pays d’un
amour lucide et fervent et qui saviez partager cet amour,
penser que vous êtes là, comme un malfaiteur. » Norbert
Wallez n’est pas un cas isolé. Dans l’entourage direct
d’Hergé, la plupart s’en tirent moins bien que lui :
Julien de P[roft] a été arrêté comme propagandiste nazi, dix
semaines à Saint-Gilles, relâché. Paul W[errie] a échappé
jusqu’ici à toutes les recherches. Jean de la Lune [Marcel
Dehaye], quinze jours de prison à Namur, relâché, Victor
M[eulenijzer] à Saint-Gilles. Toute la famille Jamin a fui en Allemagne, de même que José Streel et Gaston de Ruk, tous deux
condamnés à mort par contumace. Van Melkebeke, Robert
Poulet à Saint-Gilles. Jean Libert à Forest, et tant d’autres 7 .
Hergé le reconnaîtra dans sa dernière interview, cette
période de l’Épuration a sans doute constitué l’expérience
la plus douloureuse de sa vie. En cet automne 1944, il a
trente-sept ans, et les deux tiers de son œuvre derrière lui.
Depuis quinze ans, son succès n’a cessé de croître et voici
que, brusquement, tout semble devoir s’interrompre.
Jamais la blessure ne se refermera. Jamais il ne va parvenir
à comprendre « la répression et la haine » qui s’abattirent
sur lui et sur beaucoup de ses proches :
J’avais des amis journalistes dont je persiste à croire
aujourd’hui encore qu’ils étaient absolument purs et pas du
tout à la solde de l’ennemi. Et, quand j’ai vu certains de ces
gens que je connaissais et dont je connaissais le caractère
patriote sourcilleux, condamnés à mort et certains même
fusillés, je n’ai plus rien compris à rien.
Ç’a été une expérience de l’intolérance absolue. C’était
affreux, affreux 8 !
Près de quarante ans après la Libération, Hergé continuait donc de se raconter son histoire comme celle d’une
pure victime, sans responsabilité particulière. Dix ans
auparavant, dans deux interviews accordées à des journalistes néerlandais, le dessinateur était allé un peu plus loin
dans l’autocritique. Certes, expliquait-il, sous l’Occupation, il n’avait « absolument pas le sentiment de faire
quelque chose de mal » contre son pays, puisqu’il n’était
pas proallemand et n’avait pas d’amis allemands. Toutefois, il admettait que son attitude n’avait pas été irréprochable :
Après coup, je me rends compte à quel point j’étais naïf en
ce temps-là. […] Mes expériences d’après la Seconde Guerre
mondiale m’ont rendu plus avisé. Ma naïveté, à cette
époque, confinait à la bêtise, on peut même dire à l’imbécillité. Je dessinais pendant la guerre dans le journal Le Soir , qui
était contrôlé par les Allemands, et je dois bien avouer que
cela a failli donner un coup fatal à ma carrière ultérieure. Car
tout cela, à juste titre, a été mal considéré après la guerre :
j’étais resté travailler dans un journal « fautif ». Mais il fallait
bien que je pourvoie à ma subsistance, non ? Surtout que je
n’ai jamais rien fait d’autre que dessiner mes bandes
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