Herge fils de Tintin

plus ses amis, dans
les recommandations qu’il donne à son fidèle
collaborateur : « Si tu vois Jacques [Van Melkebeke] et si
tu entends qu’il est dans la purée (il l’est toujours, je le
sais, mais il y a des degrés…), avance-lui quelque chose.
Je te laisse juge d’évaluer ce qui le tirerait d’affaire 16 . »
    Le travail lui paraît bien loin : « Voudrais-tu me rappeler la date pour laquelle je dois, de nouveau, hélas !
fournir du Tintin. » Pour l’heure, il a plutôt la tête
sentimentale ; il va danser avec Germaine et sympathise
avec des Italiens. L’Italie qu’il découvre n’est pas celle
qu’admirait tant l’abbé Wallez : «  L’amore , l’amore , faschiare l’amore , ce peuple est fait pour ça. Mussolini a
essayé de changer tout cela ; credere , obbedire , combattere  :
voilà les mots d’ordre qu’il a lancés à la tête des Italiens.
Ça ne lui a pas très bien réussi 17 . » L’envie de prolonger les
vacances s’affirme de plus en plus. Et Germaine, qui
s’amuse follement, veut profiter de cette trop rare occasion de voyage.
Figure-toi que, innocemment, nous avons acheté une carte
routière d’Italie. Et nous avons constaté – simplement constaté – que Milan n’était pas si loin que ça, et que Venise, mon
Dieu ! ce n’était pas le bout du monde…
    Coïncidence curieuse, il se fait que nous avons un visa pour
l’Italie. Et Venise – c’est connu – se trouve en Italie. Tu vois
le rapport 18  ?
    Et malgré les caprices de leur voiture, qui supporte mal
l’autoroute italienne, ils gagnent Venise en passant par
Milan, Vérone et Padoue. C’est une vraie parenthèse de
bonheur, l’une des dernières qu’ils connaîtront ensemble.
    Après être revenus à Brissago, ils se décident enfin à
rentrer à Bruxelles où ils sont de retour le 25 octobre. Fini
le soleil et revoici Le Temple . Depuis deux semaines, les
planches d’Hergé ont changé d’allure. Une nouvelle
rubrique est apparue : « Qui étaient les Incas ? » Plus
encore que d’informer les lecteurs sur la culture de ce
peuple, le but de ces textes didactiques – qui occupent le
tiers inférieur de la double page – est de décharger Hergé
d’une partie de son travail et peut-être aussi d’assurer un
petit revenu à Jacques Van Melkebeke. Mais ce dernier,
rattrapé par la justice, est incarcéré au mois de
décembre 1947. Il ne sera libéré qu’en octobre 1949.
    Sans l’aide de « l’ami Jacques », terminer Le Temple du
Soleil tient du cauchemar. Hergé se sent à court d’inspiration. Il ne voit pas comment boucler le récit et appelle à
la rescousse Bernard Heuvelmans qui lui a fourni une
série de gags pour les calendriers scouts et a déjà travaillé
avec Van Melkebeke au scénario d’une aventure envoyant
Tintin sur la Lune. Bernard Heuvelmans, dit « Bib », est
de ceux qui s’en sont bien tirés au lendemain de la guerre.
Ancien du Soir « volé » lui aussi, il y a publié chaque semaine,
d’avril 1942 à août 1944, une « Chronique de l’humanisme scientifique ». Mais, à la Libération, ses talents de
trompettiste lui ont valu d’être choisi pour compléter un
petit jazz-band américain. Pour l’occasion, il a été blanchide tout soupçon. Cela n’empêche pas qu’il vivote vaille
que vaille. Heuvelmans est donc d’autant plus heureux de
voler au secours d’Hergé que ce dernier paie très bien ses
collaborateurs occasionnels. Dans un récit tardif, Heuvelmans évoqua en détail les circonstances de son
intervention :
Il se sentait « lessivé », complètement vide d’idées. « Toi qui
connais bien toutes Les Aventures de Tintin , me dit-il, et qui
as tant d’imagination, ne pourrais-tu pas me dépanner ? »
J’acceptai bien entendu d’enthousiasme. Et c’est ainsi que,
reprenant le fil de l’histoire là où Hergé l’avait abandonné –
à peu près à mi-chemin –, j’inventai entre autres les épisodes
de la noyade de Milou, du passage sous la chute d’eau et du
sauvetage in extremis des héros fondé sur la lecture d’un bout
de journal annonçant une éclipse solaire 19 .
    Il est délicat d’évaluer la part réelle de « Bib » Heuvelmans. Comme tous les collaborateurs d’Hergé, il eut tendance à surestimer son rôle. Mais les paiements attestent
une activité importante entre septembre 1947 et mars 1948,
le moment où s’achève Le Temple du Soleil .
     
    L’idée de