Herge fils de Tintin
dépêcher d’être heureux
et de nous fabriquer des souvenirs pour plus tard.
Le dialogue se poursuit à un rythme soutenu. Au
moins, il prend plaisir à lui écrire, et ses lettres sont aussi
longues qu’à l’époque de leurs fiançailles. Germaine se
réjouit que Hergé ait l’air d’aller mieux, mais elle est un
peu effrayée par son rejet de la bande dessinée :
Tu as un talent incontestable. Tu instruis les gosses en les amusant. Tu leur donnes le goût de ce qui est juste, parfait. Tu es
arrivé à cela sans aucune compromission, par toi-même. Eh
bien, ce n’est pas si mal, tu devrais t’estimer heureux. […]
C’est gentil de me dire que tu consacreras ton temps à
m’aimer ! Mon pauvre chou, tu en aurais vite assez 11 .
Dans sa réponse, Hergé tente de préciser sa pensée.
Désormais, leur relation, leur bonheur doivent occuper la
part centrale. Le reste ne doit constituer qu’un moyen . SiTintin l’a fait mûrir, il a l’impression qu’il lui est devenu
moins nécessaire. La lucidité dont fait preuve Hergé a
quelque chose de terrible, quand on pense qu’il ne dessine
après tout la série que depuis dix-huit ans…
Quand je dis que je suis blasé, c’est fatigué que je devrais dire,
je suis las de ces éloges ; je suis las de refaire pour la X e fois le
même gag ; je suis las de faire rire à coup sûr ; je suis las de
donner le meilleur de moi-même, mon suc, ma vie, dans une
œuvre (que je ne mésestime ni ne sous-estime, par ailleurs) ; je
suis las d’être un mécanisme à pondre des histoires dont, je le
sens bien (et pour toutes sortes de raisons), je me détache de
plus en plus ; qui, lentement mais sûrement, cessent […] de
m’intéresser parce qu’elles ne répondent plus à un besoin.
Avant, vois-tu, il y avait accord parfait entre moi et mes histoires. Ma vraie nature (un boy-scoutisme candide et généreux,
avide d’héroïsme, assoiffé de justice, défenseur de la veuve, de
l’orphelin et du bon-sauvage-opprimé-par-le-méchant-blanc)
s’exprimait spontanément dans mes tintineries. Tout cela était
frais, jeune, spontané, net et propre, et un rien niais 12 .
C’est que la vie ne l’avait pas encore blessé. Maintenant,
pense-t-il, tout cela a changé. Un fossé s’est creusé entre
l’homme qu’il est devenu et les histoires qu’il invente :
Je ne dessine plus comme je respire, comme c’était le cas il
n’y a pas tellement longtemps. Tintin, ce n’est plus moi. Et
je dois faire un effort terrible, non seulement pour inventer,
mais pour retrouver mon ancien moi, pour me remettre dans
l’état d’esprit qui était le mien, et qui n’est plus le mien.
Dans son esprit, ce brusque et dur mûrissement a une
cause essentielle : la guerre. Ou plus exactement, les mois
qui ont suivi la Libération. « Et toute cette sinistre
comédie de l’Épuration. »
J’en ai beaucoup souffert, tu le sais. Et mon boy-scoutisme a
été fort abîmé. Ma vision du monde s’en est trouvée toute
bouleversée.
Petit à petit, chaque chose a repris sa place en moi. Une autre
place que celle qu’elle occupait auparavant, bien entendu.
Et je viens de découvrir ce que je te disais plus haut, à savoir que
Tintin, ce n’est plus moi, que, s’il continue de vivre, c’est par
une sorte de respiration artificielle que je dois pratiquer constamment, et qui m’épuise, et qui m’épuisera de plus en plus.
Le constat est d’une lucidité presque désespérante.
C’est comme une révolte adolescente contre ce Tintin qui
le domine et l’accapare depuis trop longtemps. Ce Tintin
dont l’abbé Wallez a eu l’idée et dont Germaine a soutenu
le patient développement. Ce Tintin trop sage et trop vertueux qui lui pèse de plus en plus. Le pire, c’est que Hergé
n’a pas tort : l’évidence créatrice est bel et bien perdue, il
ne la retrouvera jamais. Certes, il parviendra encore à
donner naissance à quelques chefs-d’œuvre, mais ce sera
au prix d’efforts démesurés. Le jeu est fini. Désormais, il
ne pourra compter que sur le labeur.
Dans l’immédiat, le dessinateur croit en être quitte,
comme si la crise était derrière lui. Cela ne veut pas dire
qu’il a l’intention de reprendre rapidement le travail. Il ne
reste que quelques jours à Bruxelles, histoire de remettre
en ordre ses affaires. Avec Charles Lesne, qu’il a laissé sans
nouvelles depuis un bon moment, il s’exprime sans
détour : « Voilà près d’un mois que j’ai dû
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