Herge fils de Tintin

il
s’agit d’appliquer des points à découper sur un certain
nombre de produits de grande consommation ; les enfants
qui les rassemblent peuvent les échanger contre des cadeaux
de valeurs diverses à l’effigie de Tintin : des crayons, du
papier à lettres, des albums à colorier, des savons, des vêtements. C’est dans ce contexte que Hergé développe à
grande échelle les chromos de Voir et savoir , une série mi-documentaire mi-humoristique qui permet aux enfants de
découvrir l’histoire du chemin de fer, de l’automobile ou de
l’aviation. Ils collectionnent les vignettes une à une, se
livrent à des échanges, puis les collent dans de beaux
albums. Bref, grâce aux intuitions commerciales de Raymond Leblanc, Hergé est enfin en mesure de concrétiser
des projets entrevus dès la fin des années trente.
    D’autres ont moins de chance que lui. En ce début des
années cinquante, sortent de prison les collaborateurs qui
ont purgé les peines les plus longues. Parmi eux, Hergé
compte au moins trois proches : Paul Jamin, Raymond
De Becker et Robert Poulet. L’auteur des Aventures de
Tintin leur vient en aide avec une grande générosité. Dans
l’hommage qu’il lui rendit au lendemain de sa mort, Robert
Poulet confirma le soutien que lui apporta Hergé, de
longues années durant :
On peut bien le dire à présent : entre 1950 et 1960, il fut la
providence des « inciviques », le grand recours des honnis et
des bannis, dont il connaissait la parfaite honnêteté. Mon
ami Georges, je tiens à le mentionner, me rendit, à moi
parmi beaucoup d’autres, de grands services aux heures difficiles. […] Je reste et resterai moralement son débiteur, sous
le couvert d’une inébranlable fraternité du cœur 1 .
    Raymond Leblanc ne dit pas autre chose, même s’il
s’exprime sur un ton assez différent. Car il s’était rendu
compte que Hergé se servait discrètement de l’hebdomadaire pour rendre service à autant de proscrits que possible :
Finalement, ce foutu Hergé m’avait entouré, sans m’en
aviser, d’une nuée d’anciens collabos ! Et ç’a été beaucoup
plus loin : Robert Poulet, condamné à mort par contumace,
a lui-même écrit pour Tintin , sous la protection d’Hergé. La
femme de Poulet habitait Bruxelles et venait dans mon
bureau, en se faisant passer pour l’auteur des textes que son
mari écrivait pour nous. Cela a duré très longtemps 2 .
    Peu à peu, Leblanc va demander à chacune des personnes
que lui recommande Hergé quelle est sa situation vis-à-vis
de la justice. Mais malgré ses efforts, le Tintin des premières
années restera « une pépinière de collaborateurs ».
    En 1951, Hergé aurait aimé engager Raymond
De Becker dans ses Studios ou lui donner du travail au
journal Tintin . Mais, pour le coup, c’est impossible.
Même libéré, l’ancien rédacteur en chef du Soir « volé »
reste frappé d’une interdiction professionnelle et doit
publier sous le pseudonyme de Pierre Marinier 3 . Hergélui prête assez d’argent pour qu’il puisse se loger à Paris.
Mais il voudrait que son ami retrouve un travail. Un
temps, il le charge d’une mission d’allure un peu fictive :
pour améliorer les ventes de Tintin en Suisse, il demande
à De Becker de « visiter de manière régulière les libraires,
s’informer de leurs besoins, recueillir leurs éventuelles critiques, bref mener auprès d’eux une enquête permanente
et nous en faire connaître périodiquement les résultats 4  ».
Une autre fois, il lui commande le thème astrologique de
deux individus dont il ne précise pas l’identité, mais qui
sont l’un et l’autre nés un 22 mai : le premier est Hergé
lui-même, le second Raymond Leblanc. Le plus important, par-delà ces coups de pouce matériels, c’est que
l’auteur des Aventures de Tintin ne cesse d’encourager De
Becker et de correspondre avec lui. Il le soutient dans ses
projets d’écriture et de publication, comme s’il lui restait
une dette à payer.
     
    Malgré ses fréquentes absences, Hergé continue à peser
autant que possible sur le style du journal Tintin . En
1952, dans un longue note manuscrite, point de départ
d’une lettre confidentielle à Raymond Leblanc, il analyse
l’hebdomadaire avec une extrême sévérité. Sans doute
cherche-t-il à compenser son inaction personnelle par une
dureté accrue vis-à-vis des autres dessinateurs et des responsables du journal, au premier rang desquels son