Herge fils de Tintin
l’espadon , Jacobs n’avait-il pas montré
la voie ? Il s’inspirait de l’actualité la plus récente et préfigurait peut-être l’avenir. « Aussi avait-il trouvé de profondes résonances chez tous les lecteurs : les enfants, les
adultes et… les militaires. » Depuis, aucune histoire n’a
provoqué le même engouement. « Et tous les référendums
du monde n’y changeront rien. »
Le succès des Aventures de Tintin en offre d’autres
preuves, insiste Hergé. Chacune porte des traces de
l’époque où elle a été dessinée. Tintin au pays des Soviets s’inspirait directement de Moscou sans voiles . Tintin en
Amérique évoquait Al Capone et les gangsters de Chicago.
Dans Les Cigares du Pharaon , il était question du trafic de
stupéfiants. Le Lotus bleu traitait notamment de la guerre
sino-japonaise et de l’incident de Moukden. L’Oreille
cassée , de la guerre du Gran Chaco, du pétrole et des marchands de canons. Ne parlons même pas du Sceptre
d’Ottokar et d’ Au pays de l’or noir . Ou d’ On a marché sur
la Lune dont le sujet est particulièrement « à l’ordre du
jour ».
Dans l’actualité récente, les possibilités non exploitées
ne manquent pas. Il y a par exemple la guerre de Corée et
ses à-côtés : l’espionnage, le trafic des armes, le rôle que
joue le Japon, etc. Mais il y a aussi les conflits qui tournent
autour du pétrole, le canal de Suez, la famine aux Indes,
la guerre au Tibet, les vaccinations mortelles en France, le
trafic de la pénicilline, la construction d’un barrage, les
préparatifs de la guerre bactériologique…
En lisant la suite de la note, on jurerait qu’Hergé est en
train d’inventer L’Affaire Tournesol . On pourrait, dit-il,
s’appuyer sur d’autres événements récents comme la disparition de deux diplomates anglais et d’un savant italien.
Il y a aussi tout ce qui tourne autour de la bombe atomique. Par exemple, l’histoire d’un inventeur qui « avertit
le gouvernement anglais qu’il fera sauter Londres si
l’Angleterre ne renonce pas à l’emploi de la bombe atomique ». Bref, « les bons sujets fourmillent ; il n’y a qu’à
les choisir ». Alors « qu’on ne vienne plus nous raconter
des histoires à la graisse de hérisson », vieilles resucées de
récits qui ont traîné partout.
Hergé en vient alors à l’aspect graphique de l’hebdomadaire, qu’il juge exagérément uniforme. La réussite des Aventures de Tintin , dit-il, a eu sur ses confrères une
influence certaine. Consciemment ou inconsciemment,
la plupart ont assimilé sa manière, et quelquefois ses tics.
C’est le seul point de sa note où le dessinateur se livre à un
semblant d’autocritique :
Je reconnais que j’ai pu paraître les encourager dans cette voie,
en insistant toujours sur la clarté, sur la netteté, sur la lisibilité
des dessins. Mais nous en arrivons à présent à avoir un style
uniforme qui finit par engendrer la monotonie et qui risque de
lasser certains lecteurs (et qui ne touche pas ceux qui pourraient le devenir). À mon sens, seul un dessinateur qui trouvera un genre bien à lui, qui usera d’un langage nouveau et
adapté à l’époque, qui trouvera des moyens d’expression saisissants et personnels peut réellement avoir sa chance. Je voudrais
demander à tous les dessinateurs, dans leur intérêt propre
comme dans celui du journal, de faire un effort dans ce sens 6 .
Cela ne surprendra pas : les critiques les plus vives sont
réservées aux scénarios. « Il est curieux de constater quel’on n’exige pas d’un sculpteur qu’il soit romancier. Pas
plus qu’on ne l’exige d’un musicien ou d’un peintre. Or,
dès qu’il s’agit d’un dessinateur, on trouve tout naturel
qu’il soit en même temps romancier. » On peut pourtant
être un excellent dessinateur et s’avérer incapable de
mener tambour battant une histoire dessinée. Pour
Hergé, il semble donc indispensable que certains dessinateurs soient « épaulés par un scénariste avisé et imaginatif ». C’est d’ailleurs ce qui se passe chez Spirou , le
principal concurrent.
De façon générale, pense-t-il, les scénarios de Tintin sont trop compliqués. Dans Alix , par exemple, dont le
personnage lui plaît, les récits sont embrouillés et plus
personne ne s’y retrouve. « Ce qu’il faut, c’est une trame
très simple, linéaire, un fil d’Ariane, mince mais solide,
qui permette à n’importe qui, à n’importe
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