Herge fils de Tintin
vieil
ennemi André Fernez : « Lorsqu’on examine le problème
des illustrés pour la jeunesse », commence-t-il par noter,
on s’aperçoit que, depuis 1940, « il s’est produit à leur
égard une sérieuse désaffection ».
Les raisons de ce phénomène sont nombreuses et
Hergé n’a pas la prétention de les identifier toutes. Maisla plus importante est, à ses yeux, qu’il s’est produit un
décalage entre ces journaux et le public qu’ils désirent
atteindre. Les enfants sont plus mûrs qu’ils ne l’étaient
vingt ans auparavant. Or, mises à part quelques concessions superficielles au goût du jour, les périodiques qui
leur sont destinés n’ont guère évolué. Tintin et Kuifje , son
homologue flamand, n’échappent pas à la règle, même
s’ils ont « de grandes qualités, c’est certain 5 ».
Sur les défauts, Hergé va s’étendre abondamment. Le
principal est celui-ci : l’hebdomadaire ne « colle » pas au
monde contemporain, que ce soit dans sa partie rédactionnelle ou dans les bandes dessinées. « On dirait qu’il
est fait par et pour des gens qui vivent en dehors des temps
que nous vivons. » Le journal est dans la fiction jusqu’au
cou, dans l’irréel et surtout dans le passé. On pourrait
objecter que les lecteurs souhaitent avant tout s’évader
d’un quotidien difficile. Mais, si cet argument est peut-être pertinent pour les adultes, il ne concerne pas les
jeunes lecteurs. « Les enfants sont imprégnés de l’époque
dans laquelle ils vivent et désirent autre chose que de la
fiction. » Ils veulent « du réel, et du réel qui vit ».
Aux yeux d’Hergé, le contenu rédactionnel de Tintin manque cruellement de vie et d’actualité. Même la page
de l’auto se borne à présenter les nouveaux modèles de
voitures « comme si ces engins existaient dans l’absolu,
comme des objets décoratifs ou des bibelots coûteux ».
Jamais, on n’en parle comme d’« une mécanique qui a
complètement bouleversé et qui continue à bouleverser le
rythme de notre vie », comme d’« un engin qui roule et
qui transporte des gens, et qui raccourcit les distances et
qui tue ou qui blesse des imprudents ou des malchanceux ». Jamais un mot des problèmes de la circulation ou
de la question de l’encombrement des villes…
Quant aux éditoriaux, ils ont beau être écrits par son
ami Marcel Dehaye, ils ne valent pas plus cher. Leur
contenu n’est pas en cause, malheureusement, ils sont
écrits « au rythme du carrosse ou de la chaise à porteurs ».
Marcel Dehaye objecterait peut-être que, dans Le Soir de
guerre, des billets du même style lui valaient un abondant
courrier. Mais Tintin est fait pour des enfants et ces derniers détestent qu’on leur fasse de la morale. En traitant
de sujets identiques, il y aurait moyen d’écrire « dans un
style vif et nerveux ».
Beaucoup d’autres articles, certes bien documentés,
tiennent de la compilation et rappellent sinistrement
l’école. « La science aujourd’hui marche à pas de géants et
un Larousse en dix-sept volumes est légèrement dépassé,
avouons-le. Malgré toutes ses recherches, malgré toute sa
documentation, malgré tout son désir de bien faire, il est
impossible à M. Fernez de se tenir au courant des bouleversements que la science apporte tous les jours à notre
vie. » Pourquoi n’y aurait-il pas de temps en temps un
article scientifique « vivant, bien documenté et humain » ?
On pourrait faire appel à des spécialistes, comme Bernard
Heuvelmans, ou réaliser des entretiens, un peu humoristiques, quand un sujet en vaut la peine. Le traitement du
reste de l’actualité devrait se faire dans le même esprit.
Actuellement, à la rédaction de Tintin , personne ne
semble lire la presse pour y découvrir le petit fait vrai qui,
s’il était mis en valeur, éveillerait l’attention du lecteur…
Hergé en est également persuadé : les bandes dessinées
ne peuvent passionner les enfants que si elles leur paraissent réelles. « Coller à l’actualité » offre une mine inépuisable de sujets pour le créateur et un intérêt accru pour le
lecteur. Pourquoi le journal s’en prive-t-il donc ? Comment veut-on que des gosses de 1952 se passionnent pour
des séries comme Hassan et Kaddour de Jacques Laudy sur
un scénario de Van Melkebeke ou Cori le moussaillon de
Bob De Moor ? Ces époques lointaines n’intéressent que
de rares lecteurs.
Avec Le Secret de
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