Herge fils de Tintin
son avis sur ces planches. Contrairement à
bien d’autres gens, moins proches d’Hergé que lui,
Van Melkebeke ne réclame pas d’argent. Mais il détaille
ses difficultés financières ainsi que les graves soucis familiaux qui l’accablent à ce moment. La lettre s’achève par
ces mots :
Je m’excuse, mon cher Georges, de t’écrire une lettre pareille,
mais on m’a dit souvent que ma manie de ne pas me plaindre
empêche mes amis de réaliser quelle est ma situation. Cette
dernière est maintenant si abominable que je me force à
rejeter toute réserve. À bientôt, mon cher Georges, et mes
meilleures amitiés à Germaine 11 .
On ne sait pas si cet appel au secours fut suivi d’effet.
La rupture elle-même semble être survenue en 1952,
quelques mois après l’accident de Germaine. Van Melkebeke resta plutôt discret sur cette triste histoire. Tout juste
y fait-il une allusion sibylline dans un livre publié en
1972, sous le pseudonyme de Jacques Alexander : « Oui,
la superstition est ancrée dans le cœur de l’homme ! […]
J’ai pour ma part connu un monsieur présumé intelligentqui n’a pas hésité un instant à rompre avec un vieil ami sur
le conseil d’une voyante qui avait détecté chez ce dernier
une aura maléfique 12 . » Dans ses mémoires inédits, il se
montre plus explicite, mais tout aussi laconique, en évoquant l’époque où, très lié avec Hergé, il collaborait à ses
scénarios : c’était « avant qu’il ne rompît avec moi, une
voyante batave lui ayant affirmé que mon “aura” avait sur
lui une influence délétère 13 ».
Bernard Heuvelmans racontait les choses en termes
assez similaires :
Je me souviens d’une dispute à laquelle j’ai assisté chez lui. Il
y avait là Georges et Germaine, les Van Melkebeke et
Mme Jagueneau qui se disait voyante. À plusieurs reprises,
Mme Jagueneau a critiqué Van Melkebeke parce qu’il faisait
des plaisanteries sarcastiques. Elle disait : « Vous avez une
mauvaise influence sur Georges, je le vois, je le sens, vous lui
êtes néfaste. » Et peu après, Georges s’est séparé de lui. Leur
grande amitié a été brisée, parce qu’il croyait à cette
déclaration. Tout au long de sa vie, il s’est fié à de tels signes,
il y croyait profondément 14 .
Selon d’autres témoins, l’incident déclencheur de la rupture aurait été le portrait d’Hergé que Van Melkebeke avait
peint en 1945. Cette toile un peu étrange qui montre, totalement de profil, un Hergé à la raideur presque militaire,
décorait le salon de la maison de Céroux-Mousty après
avoir figuré dans celui de l’avenue Delleur. Un jour, après
avoir longuement regardé ce portrait, Bertje Jagueneauaurait conseillé à Hergé de s’en défaire. Du jour au lendemain, le tableau aurait été décroché 15 .
Il est probable qu’un malaise s’était installé entre les
deux hommes, surtout depuis la sortie de prison de
Van Melkebeke. Leurs parcours sous l’Occupation
n’avaient pas été très différents, mais Hergé s’en était
plutôt bien sorti, alors que Van Melkebeke continuait de
payer lourdement sa dette envers la justice. Sans doute
aussi « l’ami Jacques », dont l’humour pouvait être ravageur, faisait-il sentir de temps en temps à l’auteur des Aventures de Tintin qu’il était à ses yeux un excellent faiseur, mais certainement pas un artiste. Quant à Hergé, il
appréciait beaucoup moins qu’autrefois l’onirisme et la
fantaisie des scénarios de Van Melkebeke.
Un autre élément devait jouer, davantage du côté de
Germaine. Le couple que formaient Ginette et Jacques
était très peu conventionnel. Ils se querellaient sans cesse,
mais ne parvenaient pas à se quitter. Elle le trompait de
plus en plus ouvertement et ne manquait pas une occasion de stigmatiser son passé d’incivique et sa carrière
manquée. « Je ne suis pas misogyne, mais miso-ginette »,
avait de son côté coutume de dire Van Melkebeke. Lui-même vivait en partie avec « Cri-Cri », son modèle favori,
mais avait eu beaucoup d’autres maîtresses. Dans une
lettre, Marcel Dehaye avait déjà mis en garde Hergé
contre ses « amis amoraux ». Depuis les infidélités
d’Hergé et l’accident dont elle avait été victime, il est probable que Germaine devait se méfier de l’« influence
délétère » que Jacques et Ginette pouvaient avoir sur sonmari. Bertje Jagueneau sentait qu’il y avait là un terrain
particulièrement
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