Herge fils de Tintin

sensible.
    Quand l’influence de la « tûveress » se fut dissipée,
Germaine regretta cette brouille qu’elle n’évoqua qu’en
termes assez confus :
Avec Van Melkebeke, il y a eu une dispute, ça s’est mal terminé. Mais avant, ils s’entendaient divinement. Van Melkebeke était un type très intelligent qui savait écrire, qui savait
peindre… Ce n’était pas un type quelconque. Malheureusement, il n’a pas eu de chance dans sa vie. Je ne sais pas s’il n’a
pas eu de chance ou s’il s’est mal organisé, mais il aurait
mérité mieux 16 .
    Avec Edgar Jacobs, la rupture ne sera jamais
consommée, mais la situation n’est guère plus brillante.
D’abord, parce que l’auteur de Blake et Mortimer est lié
depuis trop longtemps avec « l’ami Jacques » pour ne pas
être affecté par sa rupture avec Hergé ; et surtout, parce
que le créateur des Aventures de Tintin ne le traite pas
comme il estime devoir l’être. Hergé refuse de laisser
Jacobs cosigner les chromos de Voir et savoir alors que ce
dernier en dessine l’essentiel ; le conflit s’envenime et
conduit au remplacement discret de Jacobs par Jacques
Martin, en 1952.
    Pendant cette période, la polémique entre les deux
auteurs se prolonge à travers les pages de l’hebdomadaire,
de façon beaucoup moins ludique qu’un regard superficiel
ne pourrait le laisser croire. Jacobs glisse dans le décor
d’une case du Mystère de la grande pyramide une devanture sur laquelle on peut lire la mention « Hergé & Cie ».
L’auteur des Aventures de Tintin commence par répondre
sur un ton similaire. À la quarantième planche d’ ObjectifLune , il représente un dessinateur industriel, qui ressemble furieusement à Jacobs : avec sa loupe et sa salopette, il a l’air assez ridicule.
    Les choses ne tardent pas à s’aggraver. En 1953, Hergé
fait exécuter une série de modifications dans la couverture
de Tintin annonçant La Marque jaune . En ces temps où la
loi française de juillet 1949 « sur les publications destinées à la jeunesse » impose une censure draconienne et
souvent absurde 17 , Hergé considère comme beaucoup
trop impressionnant l’énorme monstre noir qui surplombe les personnages ; il fait aussi supprimer le revolver
que tient Blake 18 . Apparemment, Hergé agit sans prévenir
Edgar Jacobs. Pis : ce dernier retrouve son original
découpé et dénaturé. Fou de rage, il refuse cinq années
durant de dessiner une autre couverture pour l’hebdomadaire. Et le dessin qu’il offre à Raymond Leblanc pour les
sept ans du journal Tintin est pour le moins aigre-doux :
Jacobs s’y représente écrasé par un Tintin aux allures de
monstre, écho direct de la couverture litigieuse, tandis
que Jacques Martin vient espionner ses secrets de fabrication… Ce même Jacques Martin que Hergé s’apprête à
engager, juste après la parution de La Grande Menace que
Jacobs considère quasiment comme un plagiat ! Si ce n’est
pas une provocation, cela y ressemble fort. À se demander
comment il faut interpréter, deux ans plus tard, la présence d’un « E.P. Jacobini », en archéologue momifié, surla couverture de la version en couleur des Cigares du Pharaon …
    C’est comme s’il fallait faire le ménage des amitiés
nouées pendant la guerre pour tourner définitivement la
page. À partir du déménagement des Studios Hergé, en
1953, c’est un mode de relation plus hiérarchisé qui va
s’imposer. Et la solitude qui va s’accroître.
    ----
    1  Robert Poulet, « Adieu, Georges », Rivarol , 18 mars 1983.
    2  Benoît Mouchart, entretien inédit avec Raymond Leblanc,
25 octobre 2000.
    3  Raymond De Becker proteste énergiquement contre cette mesure,
estimant avoir suffisamment payé ses fautes avec les six ans qu’il vient de
passer en prison. Lorsqu’en 1956 l’ancien rédacteur en chef du Soir « volé » dépose à Strasbourg un recours contre l’État belge pour gagner
« la bataille de sa liberté d’expression », Hergé paie les frais de l’avocat qui
le défend. De Becker obtient gain de cause en 1961. Le CEGES – le
Centre belge d’archives sur la Seconde Guerre mondiale – est créé dans
la foulée de ce jugement et lui doit donc en partie son existence…
    4  Hergé, lettre à Raymond De Becker, 8 janvier 1954.
    5  Hergé, « Journal Tintin  », note manuscrite de 1952. Les citations
des pages suivantes renvoient à ce document de 14 pages.
    6  Hergé,