Herge fils de Tintin
l’ordre,
comme s’il était devenu un bourgeois belge comme les
autres.
Avec Germaine, pourtant, le dialogue n’est pas toujours commode, notamment parce qu’elle ne partage plus
ce quotidien du travail autour duquel leur relation s’est
construite. Le caractère de sa femme s’est durci depuis cet
accident dont elle ne s’est jamais vraiment remise ; faute
d’un vrai but, elle s’accroche à des détails matériels et peut
devenir irascible. Et, surtout, elle accepte difficilement
l’indépendance grandissante d’Hergé. Longtemps, il a
dépendu d’elle, lui demandant son avis avant de prendre
la moindre décision. En ce milieu des années cinquante,
leur complicité commence à se défaire : « Nous évoluionschacun dans un sens différent… Pendant trop longtemps,
mes vraies tendances avaient été étouffées par elle et par
l’abbé Wallez. Sans qu’ils l’aient voulu ou su, naturellement 31 . »
Une autre relation est plus difficile encore : Hergé n’a
jamais été très proche de son frère Paul. Mais, depuis la fin
de la guerre, la situation ne s’arrange pas. Après ses cinq
ans de captivité, Paul paraît décidé à brûler la chandelle
par les deux bouts. « Ah, ils sont beaux les vainqueurs ! »,
laisse un jour échapper l’ancien dessinateur du Soir « volé ».
Le contraste entre les deux frères ne cesse de se renforcer.
La réussite d’Hergé est de plus en plus manifeste, alors
que la carrière militaire de Paul pâtit de ses frasques, de
son penchant pour l’alcool et de son franc-parler. En
homme de devoir, Hergé aide son cadet quand il le faut,
mais toujours avec une forme de condescendance, en ne
pouvant s’empêcher de lui faire la leçon. Même leurs amitiés haut placées contribuent à les séparer : Paul est très lié
au prince Charles, l’ancien régent, tandis que Georges
revoit parfois Léopold III, qui s’est retiré dans son
domaine d’Argenteuil : c’est comme si le conflit royal
entre les deux frères se reproduisait au sein de la famille
Remi.
Hergé porte surtout des jugements très durs sur l’éducation que Paul donne à ses deux enfants, Denise et
Georges, son parfait homonyme. Un jour, il va jusqu’à
proposer de les adopter officiellement pour les arracher à
une atmosphère qu’il juge délétère, mais leur mère s’y
oppose énergiquement. Le projet était d’ailleurs voué à
l’échec, car ni Denise ni Georges n’appréciaient les séjours
chez Hergé et sa femme. « Ce n’était pas un couple quiattirait les enfants », se souvient Denise. Avec sa nièce et
son neveu, l’auteur des Aventures de Tintin agissait avec
maladresse : perdant toute spontanéité, il jouait l’oncle à
principes, choisissait mal les cadeaux et manquait de chaleur. Denise se rappelle que, par deux fois, comme elle lui
avait écrit depuis le collège où elle était pensionnaire, il lui
avait répondu en imitant cruellement son écriture
ondulée et sa ponctuation défectueuse 32 . La maison de
Céroux-Mousty, avec ses allures de musée, était particulièrement peu accueillante pour des enfants. Ils ne pouvaient rien toucher, rien déplacer dans cette grande
demeure savamment décorée et devaient prendre garde à
ne pas faire de bruit. Georges Remi « junior » s’y ennuyait
tellement qu’à plusieurs reprises il demanda d’abréger son
séjour. À l’égal de Waterloo tout proche, Céroux, lui
apparaissait comme une « morne plaine 33 ».
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1 Témoignage de Germaine Kieckens à l’auteur, 1988.
2 Témoignage de Guy Dessicy à l’auteur, mars 2002. Avec
l’approbation d’Hergé, Guy Dessicy fonde alors l’agence Publiart, qui
s’occupe des droits dérivés des personnages de l’hebdomadaire Tintin .
3 Numa Sadoul, Tintin et moi, entretiens avec Hergé , édition
définitive, Casterman, 2000, p. 137.
4 François Rivière, « Le témoignage de Baudouin van den
Branden », À suivre, spécial Hergé , avril 1983, p. 77.
5 Baudouin van den Branden, lettre au Président de la 6 e Chambre
de la cour militaire de Bruxelles, 2 juin 1947. Archives personnelles de
Baudouin van den Branden, CEGES de Bruxelles. Le père de Baudouin et plusieurs membres de la famille avaient fait la guerre « de
l’autre côté », son frère aîné, Adrien, ayant été l’un des rédacteurs du
« faux Soir » de 1943.
6 Témoignage de Jacqueline van den Branden à l’auteur, janvier 2002.
7 Numa Sadoul,
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