Herge fils de Tintin
leur histoire. Alors que Georges et
Marie-Louise rêvaient déjà de fiançailles, les parents de la
jeune fille exigent qu’elle mette un terme à ses relations
avec ce bon à rien. Ce n’est pas la première humiliation
sociale que connaît Hergé. Quant à la jeune fille, elle
pleure des nuits entières, sans parvenir à faire fléchir son
père 11 .
Georges ne manifeste aucun goût pour le monde de la
confection et ne veut surtout pas rejoindre son père aux
établissements Van Roye-Waucquez. Un rendez-vous est
ménagé au journal Le Vingtième Siècle . Georges bénéficie
de chaleureuses recommandations, et le directeur, Léon
Maillé, est tout disposé à l’engager. Mais il n’est pas question de dessiner : le quotidien dispose déjà, en la personne
de Pierre Ickx, d’un illustrateur attitré. En revanche, un
poste d’employé est vacant au service des abonnements.
Georges accepte. Que pourrait-il faire d’autre ? Il commence le 1 er septembre 1925, avec un salaire de quatre-vingt-dix francs belges par semaine. Mais ce travail de
copiste le fait rapidement déchanter. Ce pouvait donc être
cela un journal : un univers encore plus gris que celui du
collège, un ennui absolu, dénué de perspective.
Et ce n’est pas l’unique cours de dessin qu’il va prendre
un soir, sur le conseil de ses parents, qui peut lui offrir une
ouverture. À l’école Saint-Luc, on s’est contenté d’installer Hergé devant un chapiteau de colonne en plâtre, en
lui demandant de le représenter aussi fidèlement que possible. L’exercice l’a ennuyé à mourir, et il n’est plus jamais
revenu.
Le plâtre, ça ne m’intéressait pas : je voulais dessiner des
bonshommes, moi, dessiner des choses vivantes ! Or, à
l’époque et dans ce milieu catholique, il était exclu que je
fisse du modèle vivant : le nu, c’était Satan, Belzébuth et
compagnie 12 .
« Je ne savais pas ce que je voulais, mais je savais très
bien ce que je ne voulais pas », notera le dessinateur à
propos de cette déception 13 . Le plus étonnant, c’est que
l’épisode de l’école Saint-Luc semble avoir été commenté avec près d’un siècle d’avance par le Genevois
Rodolphe Töpffer, le père de la bande dessinée, dans un
morceau de ses Réflexions et menus propos d’un peintre
genevois :
Prenez-moi un de ces gamins de collège qui griffonnent sur
la marge de leurs cahiers des petits bonshommes déjà très
vivants et expressifs, et obligez-le d’aller à l’école de dessin
pour perfectionner son talent ; bientôt, et ceci à mesure qu’il
fera des progrès dans l’art du dessin, les nouveaux petits
bonshommes qu’il tracera avec soin sur une feuille de papier
auront perdu, comparativement à ceux qu’il griffonnait au
hasard sur la marge de ses cahiers, l’expression, la vie et cette
vivacité de mouvement ou d’intention qu’on y remarquait 14 .
L’« expression », la « vie », la « vivacité de mouvement », Hergé est décidé à ne pas les perdre. Il continue
donc à se débrouiller seul, multipliant les croquis. Maiscela ne suffit pas à lui faire oublier la médiocrité de son
travail de gratte-papier. Face à la tristesse de ses débuts
professionnels, on comprend qu’il ne puisse tourner la
page du scoutisme et qu’il retrouve des anciens de
« Saint-Boni », comme José De Launoit et Philippe
Gérard, pour les spectacles des « Gargamacs », une
petite équipe de clowns née de la fusion de deux groupes
d’anciens scouts du collège, les « Gargouilles » et les
« Macchabées ». Ses camarades gardèrent le souvenir du
succès qu’avait valu à Georges son esprit d’à-propos. Un
soir, au cours d’une scène montagnarde, il s’était élancé
énergiquement, avec ses skis de fortune. Mais, perdant
l’équilibre, il avait déchiré d’un coup de bâton malencontreux la grande toile peinte qui tenait lieu de décor.
« Tiens, une crevasse ! », s’était-il exclamé d’un air
ingénu, déclenchant un tonnerre de rires et d’applaudissements.
Cette brève pratique du théâtre constitue un autre
point commun avec Töpffer, et peut-être l’un des éléments essentiels de sa formation : toute sa vie, Hergé
gardera le goût de mimer les scènes et de jouer les attitudes de ses personnages. À cette époque, il s’enthousiasme aussi pour l’humour anglo-saxon. Des livres
comme Trois hommes dans un bateau et Mes enfants et moi de Jerome K. Jerome ou À la dure
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