Herge fils de Tintin

qu’il veut à tout
le moins redevenir « directeur artistique » du journal, suivant les termes de leur contrat. Et comme Leblanc
rechigne, lui rappelant qu’il n’a guère exercé cette responsabilité au cours des années antérieures, le dessinateur
s’indigne : « Je n’ai pas à justifier en détail ma résolution
de reprendre la direction artistique d’un hebdomadaire
qui porte le nom de mon héros. Je ne me prends pas pour
de Gaulle, mais je dirais : “Hergé n’a pas à subir une sorte
d’examen pour rentrer à Tintin  !” 3  ». La situation se tend,
au point que les avocats finissent par s’en mêler.
    En septembre 1964, « Hergé est décidé, soit à reprendre
sa place de directeur artistique, soit à rompre avec
Leblanc 4  ». En novembre, il exige « les pleins pouvoirs ».
Au début de l’année suivante, peut-être par lassitude,
l’éditeur paraît sur le point de céder. Il convoque les dessinateurs pour leur exposer la nouvelle donne, puis Hergé
s’entretient individuellement avec chacun d’eux. En
février 1965, on lui installe un bureau au siège du
journal : il annonce qu’il y viendra régulièrement et que
plus une planche ne paraîtra sans qu’il ait donné son
accord.
    C’est alors que survient un incident d’allure ridicule,
mais hautement symptomatique de l’ambiance qui règneau Éditions du Lombard. Mécontent d’être souvent mal
classé dans le « référendum » annuel par lequel les lecteurs sont invités à indiquer leurs séries favorites, Dino
Attanasio achète une pile d’exemplaires de Tintin et
remplit tous les bulletins en faveur de son personnage, le
signor Spaghetti. Hélas pour lui, la tricherie ne passe pas
inaperçue. L’affaire prend rapidement de l’ampleur : une
sorte de tribunal des « grands auteurs », où Hergé est
assisté par Weinberg, Greg et Tibet, décide de suspendre
du journal pour trois mois le malheureux Attanasio.
Indigné par ce procès, le scénariste de Spaghetti , qui n’est
autre que René Goscinny, envoie sa démission à Raymond Leblanc. Juste au moment où Astérix commence
à triompher chez Dargaud ! Greg lui-même quitte
bientôt un journal qu’il juge poussiéreux. L’élan d’Hergé
est brisé net : il « se rend compte que sa tâche est
terrible 5  » ; et il part six semaines en Sardaigne avec
Fanny…
    La crise va connaître un dénouement inattendu. Scénariste de plus en plus prolifique et dessinateur d’ Achille
Talon dans Pilote , Greg ne tarde pas à faire savoir à
Georges Dargaud, puis à Raymond Leblanc, qu’il serait
prêt à revenir s’il devenait rédacteur en chef de Tintin .
Encore faudrait-il qu’on lui laisse les coudées franches : le
boy-scoutisme de Marcel Dehaye a fait son temps, tout
comme la nostalgie du Petit Vingtième qui continue
d’animer Hergé ; les jeunes ont évolué, il serait temps
d’introduire dans le journal un peu de violence et
quelques personnages féminins si l’on veut éviter que les
ventes ne dégringolent. Raymond Leblanc se reconnaît
tout à fait dans ce discours. Le 1 er octobre 1965, lors du
dix-neuvième anniversaire du journal, il remercie MarcelDehaye de ses bons et loyaux services et annonce l’arrivée
de Greg au poste de rédacteur en chef.
    Hergé a définitivement perdu la partie. Peut-être même
s’est-il agi de son dernier combat professionnel : n’ayant
plus réellement le désir de créer un nouvel album, il s’était
rêvé en chef de file d’une véritable « école d’Hergé ». À
l’évidence, il était trop tard, autant pour lui que pour la
bande dessinée.
    Même s’il garde avec Greg de bons rapports personnels,
Hergé se désintéresse tout à fait d’un hebdomadaire qui
continue à porter le nom de son héros. Commercialement, Tintin connaît pourtant son apogée : six cent mille
exemplaires sont vendus chaque semaine. Mais Hergé,
qui ne veut même plus dessiner une couverture pour
l’hebdomadaire, ne se gêne pas pour montrer sa désapprobation vis-à-vis de l’essentiel de la bande dessinée qui s’y
publie :
Je n’aime pas les « non sincères », ceux qui recherchent le
succès et font tout pour y parvenir. Je n’aime pas la putasserie, où qu’elle se trouve. Il y a trop de dessinateurs de cet
acabit qui se livrent un combat sans merci pour caracoler au
sommet des référendums. […] J’essaie de me tenir hors du
coup ; je ne veux plus me mêler à toute cette salade 6