Herge fils de Tintin
vivre
ensemble le mieux possible 9 . »
Ce système de valeurs, aristocratique à bien des égards,
va se trouver mis à mal dans Les Bijoux de la Castafiore par
cette féminité hystérique qu’incarne la cantatrice, mariée
mille fois aux prétendants les plus hétéroclites sans que
l’union ait jamais été consommée. Le rossignol milanaisenvahit tout l’espace du château par son chant et ses cris,
comme par ces médias qu’elle prétend fuir et dont elle ne
peut se passer. Les habitants de Moulinsart, qui avaient
surmonté des épreuves apparemment plus redoutables, en
sont comme anéantis.
Comme le note Hergé en préparant le scénario, la difficulté est de « créer du suspense, un semblant de danger 10 » à l’intérieur de cette anti-aventure. L’histoire elle-même n’est qu’un trompe-l’œil, « une vague intrigue policière dont la clé est fournie par une clé. N’importe quoi
d’autre, d’ailleurs, aurait fait l’affaire 11 ». Mais ce récit
d’allure désinvolte est l’un des plus subtilement agencés :
une effervescence d’indices, vrais et faux, donne aux Bijoux de la Castafiore une densité sans pareille. Les fleurs
et les oiseaux, notamment, rythment l’album de leurs
apparitions.
C’est comme si, de Jung, on était passé à Freud, et
même à un Freud assez lacanien : celui de L’Interprétation
des rêves , du Mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient et surtout de la Psychopathologie de la vie quotidienne dont
l’album d’Hergé semble constituer, à bien des égards, une
libre adaptation 12 . L’histoire commence et s’achève par
une marche brisée au milieu du grand escalier de Moulinsart : tous les personnages vont tomber, la diva mise àpart. Les erreurs téléphoniques, les pannes et les actes
manqués ne connaissent pas de répit. Mais c’est plus
encore le langage qui se dérègle : bien au-delà des insultes
de Haddock et du charabia des Dupondt, tout n’est que
lapsus et quiproquos. La cantatrice est incapable de
retenir le nom du capitaine ou celui de Séraphin
Lampion ; elle confond Louis XIII et Henri XV, tandis
que les journalistes de Paris-Flash multiplient les
coquilles. Pourtant, le langage n’a pas qu’un rôle de
brouillage, il sert aussi de révélateur : la traduction est au
cœur de l’histoire. C’est parce qu’il sait lire « la pie
voleuse » sous le titre de l’opéra La Gazza Ladra que
Tintin peut retrouver l’émeraude de la cantatrice. Et c’est
parce qu’il a identifié « Blanche Chaste Fleur » sous
Bianca Castafiore que Tournesol, jardinier amoureux, a
pu créer une nouvelle variété de roses : « Blanche, comme
notre charmante invitée 13 . »
Avec Les Bijoux de la Castafiore , l’auteur achève en fait de
régler ses comptes et de liquider ses démons. Car cet album,
le premier des « années Fanny », est une sorte de flashback : Hergé revient avec légèreté sur une série d’événements douloureux ou déplaisants : les travaux interminables de Céroux-Mousty, l’accident de Germaine et sa
longue immobilisation en chaise roulante, les approximations des journalistes de Paris-Match , les tournages télévisuels envahissants, les gêneurs et les parasites de toute
nature, comme cette fanfare municipale qui avait un jour
envahi sa propriété. Tout lui sert : même son impossible
divorce se transforme en un extravagant projet de mariage
entre le capitaine et le rossignol milanais. Et il ne faut pas
être grand clerc pour identifier la Castafiore à la Germaine
des années cinquante. La page est tournée : il peut
prendre tout cela avec recul. Finie la tragédie, place à la
comédie.
Tintin incarnait une forme de surmoi dont Hergé est
en train de se libérer, et dont il va bientôt se détacher. Il
n’est pas étonnant que les dernières étapes de cette révolte
du « fils » Hergé contre son « père » Tintin surviennent au
moment où il vient de se séparer d’une épouse qu’il percevait de plus en plus comme une figure maternelle. Déjà,
lors des grandes fugues de l’après-guerre, il était apparu
clairement que sa femme et son travail étaient indissociables pour lui. Le 5 août 1949, il écrivait par exemple à
Germaine que, quand il voulait fuir le travail, « la maison
tout imprégnée de travail », il voulait aussi la fuir elle, qui
était « inextricablement mêlée à cette atmosphère de
travail », qui était « une part de ce
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