Herge fils de Tintin

Avec Hergé, il aime
jouer une comédie de gags répétitifs, à grand renfort de
formules codées et de poignées de main obstinément
manquées. Le meilleur souvenir de Bob De Moor reste les
quelques jours qu’il a passés avec Hergé sur un cargo, pendant la préparation de Coke en stock  : une courte traversée
joyeusement arrosée.
     
    Prendre une décision nette n’a jamais été le point fort
d’Hergé : il ne serait pas du genre à laisser tomber Tintin
pour passer vraiment à autre chose. Simplement, le travail
lui apparaît de moins en moins comme un besoin : il a
l’impression d’être « devenu plus adulte » et le côté« aventures » lui paraît un peu « infantile » par rapport
aux choses qu’il voudrait désormais exprimer. Il rêve
vaguement d’aller plus loin, vers une bande dessinée plus
« philosophique 10  » – ce qui ne manque pas de sel, quand
on pense que Michel Serres voit en lui « le Leibniz de
notre temps 11  ». Mais le dessinateur a parfois peur d’aller
trop loin : Les Aventures de Tintin ont un tel succès que
Hergé se sent tenu d’avoir une attitude responsable vis-à-vis de ses collaborateurs, de son éditeur et sans doute
même de ses lecteurs. Il ne peut pas s’arrêter, il ne voit pas
comment continuer, il tâtonne.
    En ce milieu des années soixante, Hergé n’est pas malheureux pour autant. Il apprécie les à-côtés du travail, discutant avec Baudouin des lettres les plus intéressantes ou
des livres qu’on lui a envoyés, sans craindre de prendre son
temps pour fignoler une réponse adéquate. Ce qu’il
déteste le plus, désormais, c’est qu’on le presse : « C’est
urgent ? Eh bien, cela le sera beaucoup moins dans une
semaine », a-t-il coutume de dire avant de glisser dans un
tiroir un courrier qui l’agace.
    Ce qu’il aime, c’est rêver autour de l’univers de Tintin,
sans entrer vraiment dans la concrétude d’une histoire.
« Il pouvait reconstituer l’existence entière de ses personnages, y compris les épisodes qui n’étaient pas dans les
albums. Allan ou Rastapopoulos, par exemple, il connaissait les détails de leur vie sur le bout des doigts. Il savait
aussi le nombre de maîtresses qu’avait eu Alcazar et de
quelle manière il avait rencontré Peggy 12 . » Une foisencore, on ne peut penser qu’à Balzac et au livre de Félicien Marceau qui avait tant frappé Hergé. Dans Balzac et
son monde , il écrivait : « La biographie du personnage se
complète, mais elle se fait insensiblement, elle se fait en
marche. Le temps est là, nous en voyons l’action mais, au
lieu de le traduire en chapitres, Balzac l’installe, ce temps,
il installe cette durée dans les “blancs” qui séparent les différentes réapparitions du personnage 13  ».
    Mais, d’autres jours, le monde de Tintin semble à Hergé
particulièrement éloigné de ses préoccupations. Alors, il
s’enferme dans son bureau avec un livre de Jung ou d’Alan
Watts, bavarde des heures durant avec un visiteur, prolonge
le déjeuner dans un bon restaurant. Avec tout cela, le travail
n’avance guère et certains collaborateurs s’impatientent.
Jacques Martin le répète plusieurs fois, pendant l’été 1965 :
on ne va pas se contenter éternellement de redessiner les
anciens albums. Et comme Hergé prend depuis longtemps
des notes pour un scénario qui deviendra un jour Tintin et
les Picaros , Martin persuade De Moor qu’en unissant leurs
compétences ils seraient parfaitement capables de mener à
bien cet album. Tandis que Hergé est en Suisse, ils feuillettent le dossier préparatoire, s’emparent d’un des découpages les plus aboutis et entreprennent de réaliser seuls le
crayonné et la mise à l’encre. Sans un mot de commentaire,
ils déposent la planche sur le bureau du maître. Comme
l’explique parfaitement Philippe Goddin :
Il ne s’agissait certainement pas de jouer un bon tour à
Hergé. […] La planche bidon fut un geste d’humeur, un
mouvement prémédité qui visait à démontrer au créateur de Tintin que, si l’on voulait produire, il n’était nullement
indispensable qu’il prenne tout en charge, que son rôle pouvait être bien plus limité qu’il l’affirmait. Un gag, la planche
bidon ? Que non ! Une prise de pouvoir plutôt 14 .
    Quelques jours plus tard, Hergé revient de vacances en
sifflotant. À peine entré dans son bureau, il tombe sur la
fameuse page. « Nom de Dieu, les vaches ! »,