Herge fils de Tintin

travail »… Cette autobiographie paradoxale que constituent Les Aventures de
Tintin ne pouvait peut-être pas se prolonger vraiment en
l’absence de Germaine.
    L’un des traits les plus frappants de la série est qu’elle
constitue un roman de désapprentissage . Quel long chemin
a dû parcourir le petit reporter pour en revenir aux compétences d’un individu presque normal ! Dans Tintin au
Tibet , son héros a peiné sur les hautes montagnes de
l’Himalaya, en proie au doute et au découragement. Dans Les Bijoux de la Castafiore , il est ému par quelques accords
de guitare et effrayé par le cri d’une chouette ; et il lui fauts’égarer sur quelques fausses pistes avant de retrouver
l’émeraude de la cantatrice. Mais ce désapprentissage,
faut-il le souligner, est la seule formation qui tienne. C’est
par cette expérience des limites que Tintin s’arrache à la
toute-puissance imaginaire de l’enfance pour atteindre
une forme d’humanité.
    Pour Hergé aussi, cela pourrait être la fin du voyage.
Avec cette vingt-et-unième aventure, il a réussi un renouvellement encore plus radical que celui de Tintin au Tibet ,
parvenant à réintroduire une forme de délire à l’intérieur
du classicisme, à réconcilier la maîtrise de Tintin et l’insolence de Quick et Flupke. Les Bijoux de la Castafiore proposent un étonnant mélange de vaudeville et de nouveau
roman, une anti-bande dessinée légère et complexe à la
fois. Les lecteurs traditionnels sont d’abord déconcertés,
mais l’admiration des critiques et des tintinophiles ne va
faire que croître au fil des ans 14 .
     
    Ce chef-d’œuvre est un chant du cygne. Hergé n’osera
pas persévérer dans cette voie, où son public ne l’a pas
tout à fait suivi. Dernière grande aventure de Tintin, Les
Bijoux de la Castafiore correspondent à une perte définitive d’innocence. L’auteur va l’avouer à Numa Sadoul :
« Il faut être un peu “bête” pour faire quelque chose !…En me lançant à corps perdu dans mes histoires, je
m’exprimais totalement 15 . » Le propos est de 1971, mais
Hergé parle déjà à l’imparfait. En achevant de « se
déniaiser », selon le mot de Greg, il a sans doute perdu un
ressort essentiel de son art. Il avait longtemps mis « toute
sa vie dans Tintin 16  » ; voici que Tintin s’éloigne de plus
en plus de lui.
    La question de la féminité n’y est pas étrangère : si
Hergé parvient encore à introduire Germaine – ou plus
exactement une caricature de la Germaine tardive – dans
ses albums, il lui paraît inconcevable de faire entrer un
personnage comme Fanny dans Les Aventures de Tintin .
La femme, avait-il coutume de dire, n’a pas de place dans
cet univers :
Si je créais un personnage de jolie fille, que ferait-elle dans ce
monde où tous les êtres sont des caricatures ? J’aime bien
trop la femme pour la caricaturer ! Et d’ailleurs, jolies ou pas,
jeunes ou pas, les femmes sont rarement des éléments
comiques. […]
    Est-ce que c’est le côté maternel de la femme qui ne prête pas
à rire ?… Il est en effet curieux de constater que, dans beaucoup d’histoires en bandes dessinées, les femmes sont
absentes. Ou alors, s’il y en a, elles sont rarement drôles 17 .
    L’argument est assez incongru : de Rodolphe Töpffer à
Claire Bretécher, la bande dessinée humoristique ne s’est
jamais privée de mettre en scène des personnages féminins. La vérité, c’est plutôt que le monde de Tintin,comme la plupart des univers de la BD classique franco-belge, s’est construit dans des journaux prioritairement
destinés aux garçons et étroitement surveillés par la censure. Toute représentation d’une jolie femme constituait
un tel risque de problèmes que les dessinateurs préféraient
s’abstenir.
    Une chose est sûre, Hergé aborde une nouvelle phase
de sa vie : celle où la sphère privée va se dissocier radicalement de son travail, celle où Tintin s’apprête à survivre
vaille que vaille, sans lien profond avec son créateur.
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    1  « Hergé, portrait confidentiel » in Tintin , n o  1159, 14 janvier
1971.
    2  Germaine Kieckens, carnets personnels, août 1962.
    3  L’ensemble de ce dossier a été publié dans le volume 6 de la série L’Univers d’Hergé : Projets, croquis, histoires inachevées , Rombaldi,
1987-1989. À l’époque de la parution de ce volume, je pensais que le
travail autour des Pilules et du Thermozéro