Herge fils de Tintin
.
C’est à la même époque qu’un nouvel incident va
altérer les relations d’Hergé et d’Edgar P. Jacobs. Un jour,
Raymond Leblanc a convoqué ses dessinateurs pour leur
faire savoir qu l’édition d’albums est à ses yeux très secondaire et que ceux qui souhaitent les publier ailleurs sont
libres de le faire. Jacobs, dont Le Piège diabolique a connu
de multiples problèmes avec la censure française et n’aguère été apprécié aux Éditions du Lombard, espère alors
passer chez Casterman en même temps que Jacques
Martin. Mais l’éditeur tournaisien, pour des raisons qui
restent obscures, refuse l’auteur de Blake et Mortimer tout
en acceptant celui d’Alix et de Lefranc . À tort ou à raison,
Jacobs attribue cet échec à Hergé, et le malaise entre les
deux hommes s’épaissit encore. La séparation avec Germaine avait également joué son rôle, d’autant que Jeanne,
la compagne de Jacobs, détestait Hergé et tenait à ce
qu’on le sache…
Si dur lorsqu’il s’agit des travaux de ses confrères, Hergé
aurait bien fait de l’être par rapport à certains des siens. La
version modernisée de L’Île noire , qui paraît dans Tintin du 1 er juin au 28 décembre 1965, n’est pas une vraie nouveauté, et surtout elle est d’une grande médiocrité.
Les transformations de cet album avaient été envisagées
dès 1960, lorsqu’il avait été question pour la première fois
de le publier en Angleterre. Puisque l’histoire se passe
dans son pays, l’éditeur Methuen se montre particulièrement vigilant. Il fait parvenir à Hergé une longue liste de
détails « inexacts » ou « démodés ». Cent trente et une
« erreurs » ayant été relevées, l’auteur juge plus efficace de
tout recommencer. Le vrai motif est très simple : en
l’absence d’un nouveau projet, il s’agit de donner du travail à une équipe désœuvrée. Hergé envoie Bob De Moor
sur les lieux où se déroule l’histoire ; il y rassemble toute
la documentation nécessaire pour que L’Île nouvelle soit
« tout à fait à l’heure anglaise 7 ».
La confrontation des deux versions en couleur de
l’album est comme une leçon de bande dessinée : souscouvert de modernisation, c’est d’un véritable massacre
qu’il s’est agi. Car la place grandissante accordée aux
détails du décor, qui reste acceptable dans le cadre de nouveaux récits, eux-mêmes plus complexes, devient aberrante dans le contexte de ce remake. « Parfois, Hergé
intervenait pour nous freiner, quand nous en faisions
trop. Il fallait s’arrêter au bon moment 8 », racontait Bob
De Moor. En ce qui concerne L’Île noire , Hergé n’a pas dû
se manifester très souvent.
Dans la première version, quand il traversait le wagon-restaurant, Tintin, noirci par les fumées du tunnel, apparaissait comme un véritable diable : le décor simplifié à
l’extrême, la rareté des accessoires, tout contribuait à
donner de la force à la scène. Dans la nouvelle édition, le
train s’est électrifié et Tintin n’est plus qu’un jeune
homme pressé. Un peu plus loin, la bagarre avec le docteur Müller a perdu l’essentiel de son intérêt. Sur le fond
presque uniformément beige de la version de 1943, gestes
et coups se détachaient avec une admirable clarté ; une
échelle des plans à peu près constante permettait de rester
au sein du combat. L’immense case documentaire introduite dans la version de 1965 dédramatise totalement une
action dont nous ne sommes plus que spectateurs. Si on
les regarde à quelques mètres de distance, la première des
planches conserve toute sa force, l’autre n’est plus qu’un
chaos bariolé.
Il serait injuste et facile d’éluder le problème en rejetant
la responsabilité de ce désastre sur les collaborateurs du
maître. Cet assassinat s’est perpétré sous les yeux complices d’un Hergé devenu aveugle aux qualités de son travail. La distance qui s’est établie au fil des ans entre lui et
ses planches a rendu possible cette incroyable cécité : on adu mal à imaginer que l’homme qui a composé avec tant
d’intelligence chacune de ces images a pu les laisser
détruire en souriant…
La nouvelle Île Noire est davantage qu’un simple
échec : elle indique l’une des limites du système hergéen.
Car la bande dessinée telle qu’il la conçoit fonctionne
déjà, globalement, comme un processus de redessin perpétuel : étape après étape, c’est un
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