Herge fils de Tintin
travail de reprise qui
conduit des esquisses au crayonné, du calque à l’encrage,
puis finalement à la mise en couleur. Mettre en couleur les
albums noir et blanc, à partir des années quarante, puis
« moderniser » certains volumes, à partir des années
soixante, ce n’est qu’amener ce mécanisme à un niveau
superlatif.
Ce n’est pourtant pas une fatalité absolue. Au sein de la
bande dessinée, une autre tradition, plus gestuelle ou si
l’on préfère plus picturale, refuse absolument ces mécanismes répétitifs. Des dessinateurs contemporains comme
Edmond Baudoin, Nicolas de Crécy ou Joan Sfar
s’emploient à préserver dans leurs planches la vigueur du
premier jet 9 . Il faut noter que, même à l’intérieur de la
tradition classique belge, Jacobs rêvait de réaliser ses
planches entièrement au crayon ; quant à Cuvelier, il protestait, on l’a vu, contre « le dessin ramené au trait dur,
noir sur blanc, à l’encre de Chine, la couleur mise après
coup sur un autre papier, une autre valeur de trait, un
format réduit ».
Hergé, lui, parti d’un dessin presque aussi libre que
celui du génial précurseur Rodolphe Töpffer, s’était peu à
peu laissé emprisonner dans les contraintes du redessin . La
parcellisation des tâches avait fait le reste. À l’époque desStudios d’ailleurs, c’est dans les marges des crayonnés que
le plaisir du dessin se réfugie : par une curieuse revanche
de la « ligne folle » sur les contraintes toujours grandissantes du réalisme et de la division du travail, des graffitis
échevelés envahissent le bord des pages d’Hergé. Rien
d’étonnant, non plus, à ce que ce soit durant ces années-là qu’il se tourne vers la peinture : il ne trouve plus dans
l’élaboration des planches de Tintin le moyen de donner
libre cours à sa passion du dessin.
L’auteur Hergé cède peu à peu la place à un « administrateur de société », devenu un patron presque comme
les autres, heureux et fier que son vieux père soit témoin
de sa réussite ; un monsieur qui prolonge les week-ends,
reçoit de nombreux visiteurs et a bien du mal à se mettre
au travail. Le piège des Studios se referme sur lui : dans un
premier temps, il avait recruté des collaborateurs pour
qu’ils l’aident ; maintenant, il lui faut inventer des projets
pour occuper une équipe qui piaffe ; et gérer tout ce petit
monde.
Comme dans n’importe quel bureau, les relations sont
loin d’être idylliques. Il y a des alliances et des inimitiés,
et parfois même quelques coups bas pour tenter de se faire
bien voir par le patron. Jacques Martin et Baudouin van
den Branden prétendent tous deux au rôle de bras droit
d’Hergé ; il est de notoriété publique qu’ils ne s’entendent
guère. Le baron en agace plus d’un par son caractère un
peu hautain ; il est le seul à disposer d’un accès direct au
bureau d’Hergé et son rôle de chef du personnel lui donne
un vrai pouvoir.
Jacques Martin non plus n’a pas que des amis. Pour ses
collaborateurs, mettre en couleur une planche d’ Alix ou de Lefranc est une épreuve plus redoutable que de travailler
aux Aventures de Tintin , d’abord en raison de la finesse destraits et du nombre de détails, ensuite parce que Martin est
difficile à contenter : quel que soit le résultat, il trouve
quelque chose à redire. Et puis, Jacques Martin ne déteste
rien tant que de passer inaperçu. À quatre heures, quand
tout le monde se rassemble pour le thé, il ne peut par
exemple se satisfaire de la boisson commune et demande
qu’on lui prépare une infusion. Mais c’est surtout par sa
conversation qu’il tient à se faire remarquer : causeur
brillant, il a toujours une anecdote à raconter ou un bon
mot à placer. Vis-à-vis d’Hergé, le besoin de se faire valoir
est évident ; il y a comme une revanche à prendre.
Les anciens assistants de Martin, Roger Leloup et
Michel Demarets, sont surnommés « les deux Verviétois » : ils ne se sont jamais défaits de leur accent traînant,
ni de leurs manières un peu bourrues. Dans un genre très
différent, Josette Baujot n’est pas plus facile : elle n’est
d’ailleurs pas de celles qui cherchent à tout prix à se faire
aimer. Son franc-parler agace parfois Hergé, qu’elle est la
seule à prendre de front.
Au bout du compte, seul Bob De Moor fait l’unanimité. Sa gentillesse, son humour bon enfant arrondissent
les angles et sont appréciés de tous.
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