Herge fils de Tintin
tableaux,
jamais exposés, constituent une exception spectaculaire
dans une œuvre entièrement publique. Encore Hergé ne
décida-t-il pas d’emblée de les reléguer dans son grenier.
Il les montra à quelques proches, puis, cherchant un avis
autorisé, à l’historien d’art Léo Van Puyvelde, conservateur en chef des musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Son avis ne fut pas trop encourageant : les tableaux
n’étaient pas mauvais, mais les albums des Aventures du
Tintin lui semblaient tellement plus forts 9 . Renoncer à
exposer, pour Hergé, ce fut aussi arrêter de peindre. Il ne
voulait pas être un artiste « du dimanche ou du samedi
après-midi 10 ». S’il s’était lancé dans la peinture, il l’aurait
fait à fond, comme un professionnel. Mais le temps del’apprentissage lui avait manqué et sa célébrité aurait
rendu trop visibles des toiles encore fragiles, même si elles
n’étaient pas sans qualités.
Plus tard, il évoquera cet épisode sans amertume
apparente :
Bien entendu, j’ai tâté de la peinture, j’allais dire : comme
tout le monde ! Mais je me suis rapidement rendu compte
que ce que je faisais dans ce domaine ne présentait pas le
moindre intérêt ni la moindre originalité ! Alors, je suis bien
vite – et sans aucun regret – retourné à ce que je faisais de
mieux : la bande dessinée 11 .
Après cette incursion manquée dans le domaine pictural, le regard que porte Hergé sur la hiérarchie des disciplines artistiques va d’ailleurs se modifier. En 1967, il rit
ou fait mine de rire quand on parle de « neuvième art » à
propos de la bande dessinée. En tout cas, le sujet l’embarrasse plutôt :
Peut-être quelqu’un pourra-t-il un jour donner des lettres de
noblesse à ce… pourquoi pas ? pourquoi pas ? pourquoi pas
une œuvre d’art qui serait une BD tout simplement. Il y a
d’ailleurs actuellement des recherches en ce sens. Je dois dire
que je suis très mal à l’aise dans ce domaine 12 .
Quelques années plus tard, son point de vue sur la
question s’est beaucoup affiné. Contrairement à un Cuvelier, ou même à un Jijé, il refuse la dévalorisation de la
bande dessinée, encore très répandue à cette époque. Plus
il se rapproche des peintres contemporains, plus il sentque les questions qu’il n’a cessé de se poser sont voisines
des leurs. De Andy Warhol au Hollandais Jan Dibbets,
beaucoup d’artistes qu’il estime lui diront leur admiration
pour Les Aventures de Tintin .
Son discours public sur le sujet évolue de plus en plus,
sans qu’il soit possible de savoir s’il est totalement sincère.
Désormais, la bande dessinée est à ses yeux « un mode
d’expression total ». À certains égards, elle lui apparaît
même comme un art « plus complet » que la peinture, à
cause de sa dimension narrative 13 . À trente ans d’intervalle, Hergé retrouve presque les mots qu’employait
Jacques Van Melkebeke en chroniquant Le Secret de la
Licorne :
Ne découvre-t-on plus d’intelligence, de composition et
d’art dans une bande des Peanuts que dans telle ou telle
croûte que l’on ose présenter dans certaines expositions de
peintures ? Il y a le prestige du cadre ! […]
La démarche qui préside à la création d’une bande dessinée
ressemble étrangement à celle qui est à l’origine d’une toile 14 .
Quand il a renoncé à peindre, Hergé ne s’est pas éloigné du monde de l’art contemporain, bien au contraire. Il
achetait des tableaux depuis quelques années : Van Melkebeke et le tailleur Van Geluwe avaient été ses premiers
guides. Mais c’est Marcel Stal qui devient son véritable
initiateur, au début des années soixante. Une fois encore,
c’est un de ces « autodidactes experts 15 » qui l’ont toujours
ravi, parce qu’il y a chez eux une dimension paradoxale.Nombreux sont les personnages de ce genre qui ont joué
un grand rôle dans la vie d’Hergé, d’un Chinois catholique comme Tchang Tchong Jen à un moine trappiste
fasciné par les Sioux comme le père Gall, d’un scientifique
marginal comme Bernard Heuvelmans à un philosophe
atypique comme Michel Serres. Tous sont des francs-tireurs, des esprits impossibles à ranger dans une catégorie
bien définie. Ce goût des hétérodoxes peut aller jusqu’à la
naïveté et conduire Hergé à flirter avec des spéculations
peu crédibles. À cet égard, l’intérêt qu’il porte longtemps
à la revue Planète n’est pas un
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