Herge fils de Tintin
accident dans son
itinéraire : elle est au cœur de ce qui l’attire.
Marcel Stal, quant à lui, n’est pas un nouveau venu.
Ami de Paul Remi et militaire comme lui, il a rencontré
Hergé dès le début des années trente et semble même être
à l’origine d’une des formules les plus fameuses du capitaine Haddock : « Tonnerre de Brest ! », qui faisait partie
de son vocabulaire familial. Passionné de peinture depuis
sa jeunesse, Stal ne s’intéresse absolument pas à la bande
dessinée, à l’exception des Bijoux de la Castafiore , histoire
pour laquelle il a une telle passion que Hergé songe à lui
offrir toutes les planches originales. Leur complicité
grandit rapidement. Quand Marcel Stal quitte l’armée,
avec le grade de colonel, et décide d’ouvrir une galerie
d’art, c’est Hergé qui règle les trois premiers mois de loyer.
Il faut dire que cette galerie, Carrefour , est située avenue
Louise, à quelques pas des Studios. « Il voulait m’avoir
tout près de lui », expliquait Stal. À 12h05 précises,
presque tous les jours, l’auteur des Aventures de Tintin pousse la porte de Carrefour et vient boire un petit french , le cocktail-maison (3/4 de Noilly dry, 1/4 de
gin). Il y retrouve une série de collectionneurs, et discute
à perte de vue, de peinture et de bien d’autres choses.
C’est là que plusieurs amitiés nouvelles vont se nouer,notamment avec Stéphane Janssen, un homme dont la
liberté fascine Hergé : il n’a pas craint de quitter sa femme
et ses enfants pour assumer son homosexualité.
Hergé qui s’était d’abord intéressé à des peintres expressionnistes comme Constant Permeke et Jakob Smits, voit
ses goûts se modifier rapidement. Comme le raconte
Marcel Stal, « il y avait un accord entre sa recherche philosophique, qui le portait vers le zen, et ses choix en peinture. C’était admirable d’assister à cette évolution, de voir
comment son goût le conduisait de plus en plus vers des
œuvres pures, méditatives 16 ». Hergé a aimé particulièrement Lucio Fontana, ses monochromes et ses toiles fendues. Mais il va aussi se passionner pour Jean-Pierre Raynaud, un artiste torturé, dont l’œuvre souvent brutale le
fascine. Pour Raynaud, la peinture est « une tentative
d’exorciser ses hantises. Georges y retrouve donc ses
propres obsessions. Le sens de l’interdit, par exemple, cet
interdit qu’il tente sans cesse de dépasser 17 ».
S’il est exigeant, Hergé reste éclectique dans ses goûts.
Il s’intéresse vivement au Pop Art, et surtout à Roy Lichtenstein. Moins parce qu’il s’est inspiré des comics , que
dans la mesure où « c’est le plus net, le plus graphique, de
tous les artistes américains des années soixante 18 ». Sa série
des cathédrales, variations sérigraphiques sur les toiles de
Monet, orne longtemps les murs de son bureau. Lorsqu’il a
l’occasion de voir les dessins préparatoires de Lichtenstein,Hergé est heureux d’y découvrir une façon de travailler
très proche de la sienne. « C’est la même méthode de simplification et de lisibilité. Et là, évidemment, il y a une
sorte de fraternité qui s’est établie par-delà l’océan 19 . »
C’est aussi à la galerie Carrefour que Hergé rencontre
un jeune critique d’art aux intuitions décapantes : Pierre
Sterckx. Un beau jour de 1965, il le prend à part et lui
demande de bien vouloir passer chez lui, une fois par
semaine, pour parler de peinture et de questions d’esthétique. En ce domaine comme en beaucoup d’autres, Hergé
se veut résolument moderne. Enfant, il se passionnait pour
les véhicules les plus rapides ; jeune homme, il s’intéressait
au jazz et à l’art déco ; dans les années soixante et
soixante-dix, il écoute les Beatles et Pink Floyd, et se
plonge, avec l’aide de Sterckx, dans les textes de Claude
Lévi-Strauss, Roland Barthes et Marshall Mc Luhan. Avec
prudence, il s’ouvre aussi à l’art minimal et à l’art conceptuel, qu’il découvre notamment à la galerie D animée par
le jeune Guy Debruyne. Beaucoup de ses anciens amis,
comme Paul Jamin et Robert Poulet, ne comprennent pas
l’évolution de ses goûts et considèrent qu’il est entré dans
une période snob. Hergé ne s’en soucie pas trop : il est
ailleurs.
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1 Témoignage de Fanny Rodwell à l’auteur, 1988.
2 Numa Sadoul, Tintin et moi, entretiens avec Hergé , édition
définitive, Casterman, 2000, p. 134.
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