Herge fils de Tintin
dresse toujours dans un coin
des images.
Le nom des « Mauvais » est à lui seul révélateur : Salomon
Goldstein, Rastapopoulos, le Cheik Bab el Ehr, le maréchal
Plekszy-Gladz ; leur physique ne l’est pas moins : nez crochu
des uns, teint coloré des autres (ceux que le capitaine Haddock traite de « coloquintes à la graisse d’anthracite »), pommettes mongoles des troisièmes. Quant aux thèmes traités,
ils chantent les exploits de Tintin, moins reporter que justicier, que détective, que « superman » 1 .
L’auteur s’efforce ensuite de prouver, non sans mauvaise foi, que les albums d’Hergé sont tous intégralement
réactionnaires. Même la dénonciation du régime bordure,
dans L’Affaire Tournesol , devient une pièce à charge…
Si cet article est l’un des plus agressifs, il est loin d’être
isolé. Peu de temps auparavant, Le Canard enchaîné incitait les parents à se méfier de « ce “héros” pour qui les
Blancs sont tout blancs et les Noirs tout noirs. Si vosenfants doivent être sages comme des images, évitez que
ces images soient du dessinateur Hergé 2 ».
Chez Casterman, on prend peur : de telles attaques risquent de pénaliser la série, surtout auprès des pédagogues
et des bibliothécaires. À partir du début des années
soixante, Tintin au Congo , l’album le plus « sensible »,
connaît donc une longue période de disgrâce : le livre
n’est pas interdit, mais l’éditeur ne le réimprime pas,
malgré les demandes régulières d’Hergé. Cette censure
qui ne dit pas son nom l’agace profondément. D’autant
que ce « péché de jeunesse » lui paraît bien véniel : lors de
la mise en couleur de 1946, l’album a fait l’objet d’un
sérieux toilettage et les détails outrancièrement colonialistes ont été éliminés. Tintin ne donne plus de cours de
géographie sur « votre pays, la Belgique » ; il se contente
d’une plus neutre leçon d’arithmétique.
Ce que Hergé ne voit pas, c’est que cette version en
couleur, faussement intemporelle, peut engendrer un
malaise plus profond que l’édition originale, indiscutablement datée. Le dessin noir et blanc assez rudimentaire, les
énormités du dialogue, l’absurdité de bien des situations,
tout concourt à faire de la version de 1931 un document,
distinct du corpus classique de la série. Aucun enfant ne
s’y tromperait. L’effet de distanciation opère et deux pages
d’introduction suffiraient à donner les quelques repères
qui s’imposent : la période de création, le contexte belgo-congolais, le milieu dans lequel évoluait Hergé. L’édition
en couleur flotte davantage : au premier abord, avec sa
couverture lisse et son dessin maîtrisé, elle ne se différencie nullement des autres titres de la série. Si cet album
peut déranger, c’est parce qu’il n’a plus d’âge, comme sirien n’avait eu lieu, ni la colonisation, ni la décolonisation.
Ironie du sort, c’est dans une revue zaïroise que l’histoire reparaît pour la première fois, au début de 1970,
précédée par une introduction qui constitue sans doute le
jugement le plus avisé jamais porté sur ce récit :
Tintin au Congo , ce fut, pour plusieurs générations
d’enfants belges, le premier contact avec ce fabuleux pays
dont ils entendaient parler : le Congo. […] Le Congo que
découvre Tintin, c’est, naturellement, le Congo de papa et
même, à y regarder de plus près, le Congo de grand-papa.
C’est un pays hostile où les chiens imprudents, comme
Milou, s’ils ne regardent pas où ils mettent leurs pattes, risquent de se retrouver dans le ventre d’un boa constrictor au
demeurant débonnaire. C’est un pays où les missionnaires
à longue barbe bravent les bêtes sauvages pour évangéliser
des Congolais, naïfs, crédules, à des milliers de kilomètres
de chez eux. Le Congo de Tintin, c’est aussi un si extraordinaire terrain de chasse que les antilopes s’accumulent les
unes sur les autres sans que le chasseur distrait s’aperçoive
que celle qu’il vient de tuer sans le savoir a été remplacée
immédiatement par une autre qu’il ne peut pas rater (pour
le prestige !).
Le Congo de Tintin, c’est surtout une sorte de paradis terrestre retrouvé par l’homme blanc qui, il y a trente ans
comme aujourd’hui, est à la recherche de cet Éden où il
pourrait, enfin, goûter le bonheur d’une humanité fraternelle. Cette humanité fraternelle, pour Hergé (et pour
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