Herge fils de Tintin
les
références directes à la Belgique avaient été éliminées,
comme pour les rendre plus universelles 6 . Maintenant, ce
sont les traces d’une inscription dans le siècle que l’auteur
s’évertue à effacer, sans se rendre compte de ce que cela
fait perdre à ses albums. Ainsi que l’a observé Julien
Gracq, dans un autre contexte : « Le classicisme voulu ,
dont l’essence est de couper tout lien de l’œuvre avec les
annales de son temps, a le grand tort de supprimer en elle
les repères mêmes par où le lecteur peut mesurer l’étendue
de la transmutation qui signale le vrai classicisme : le classicisme involontaire 7 . »
Moins Hergé produit de nouveautés, plus il se soucie de
remettre en valeur ses anciens titres. Même Tintin au pays
des Soviets se serait depuis longtemps inscrit dans le cadre
classique de la série, si le matériel nécessaire avait été disponible en temps utile. Hergé aurait redessiné consciencieusement l’album, poli les dialogues, éliminé quelques
outrances vraiment trop ridicules, et mis le tout en couleur.
Si ce premier livre est devenu introuvable, c’est pour des
raisons techniques bien plus qu’idéologiques.
En 1936, Charles Lesne s’enquérait déjà de cette
histoire : « On insiste de divers côtés pour que nous fassions une réédition de Tintin chez les Soviets . Est-ce que ce
serait possible 8 ? » Hergé n’avait aucune objection de
principe, mais faisait valoir des difficultés : les clichés
étaient revenus de Paris en mauvais état ; il aurait fallu
tout refaire, ce qui aurait entraîné des frais trop importants. Pendant la guerre, une firme d’édition allemande
lui a demandé de publier le livre dans le cadre de la propagande antisoviétique. Hergé a eu l’intelligence de
décliner la proposition : n’en déplaise à Degrelle, Tintin
ne s’est pas laissé enrôler sur le front de l’Est.
Plus les années passent, plus s’accentue le décalage
entre le dessin de Tintin au pays des Soviets et celui des
autres albums. Le dessinateur renonce donc à mettre ce
premier Tintin en couleur et les collectionneurs commencent à se passionner pour cette histoire inaccessible. Certains disent que Hergé en a honte, tant le livre contient
d’horreurs. Dès 1961, le dessinateur propose à Casterman
de republier l’album dans sa version originale, précédé
d’un avertissement de l’éditeur qui resituerait le contexte.
Louis-Robert Casterman lui répond de manière pour le
moins embarrassée :
Nous en avons déjà discuté sans avoir, jusqu’à présent,
dégagé une conclusion de principe. Il y a plus d’opinions
hésitantes ou farouchement négatives que d’avis enthousiastes. Quoi qu’il en soit, vous pouvez être assuré que
l’enquête se poursuit activement. J’espère pouvoir vous en
donner les conclusions d’ici peu 9 .
En réalité, l’éditeur tournaisien n’a aucune intention de
donner suite au projet. Les premières versions pirates font
leur apparition. En 1969, espérant mettre fin aux
rumeurs autour de cet album « maudit », les Studios
Hergé publient un tirage hors commerce de Tintin au pays
des Soviets , à cinq cents exemplaires seulement. Loin de
diminuer, les éditions pirates se multiplient. Hergé
dépose plainte sur plainte, mais est persuadé que la seule
solution est de proposer une édition légale de l’album :
« À la longue, l’envie peut venir au chevalier de Hadoque
de renflouer sa “Licorne” et de la faire voguer sous son vrai pavillon 10 . » Comme Casterman rechigne toujours, l’auteur commence à s’impatienter : si « les jésuites de
Tournai », comme il les appelle parfois, ne veulent pas des Soviets , il publiera le livre ailleurs, et pourquoi pas chez
Dupuis…
Ce dernier argument décide finalement Casterman.
Mais c’est un gros volume à la couverture assez austère qui
paraît à l’automne 1973 : comme pour atténuer le choc,
les Archives Hergé contiennent non seulement Tintin au
pays des Soviets , mais Tintin au Congo, Tintin en Amérique et même Totor, C.P. des Hannetons . La note de l’éditeur
est précautionneuse à souhait :
Voilà le chemin parcouru par le « reporter » à la houppe et
par son père spirituel. Qui est celui-ci ? Un jeune « bourgeois » de formation catholique, travaillant dans un journal
de droite : il est nécessairement influencé par son éducation,
par son milieu professionnel, par les idées du temps.
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