Herge fils de Tintin

visites de classes dans ses Studios, certes,
mais il reçoit avec une grande disponibilité les lecteurs,
qui insistent pour venir le voir. Beaucoup repartent même
avec des planches crayonnées que le dessinateur distribue
longtemps avec largesse, sans imaginer les spéculations
auxquelles elles donneront lieu après sa mort.
    Il n’y a d’ailleurs pas que des enfants parmi ses correspondants. À côté des admirateurs classiques, venus de
tous les horizons et de pays de plus en plus nombreux, il
y a quelques « fous » qui lui écrivent régulièrement, ainsi
qu’une très vieille dame qui l’idolâtre autant que le pianiste Cziffra. Hergé répond à chacun de manière personnelle et parfois très généreuse : il y a des envois d’albums
et de dessins, mais aussi des prêts d’argent, des souhaits
d’anniversaire, des lettres de recommandation…
    Toutes ces correspondances se développent à partir du
début des années cinquante, avec l’aide active de Baudouin
van den Branden. C’est presque une deuxième œuvre,
immense et invisible, témoignant d’une attention à l’autre
dont l’auteur des Aventures de Tintin ne se vanta jamais,
mais dont les archives de la Fondation Hergé permettent de
prendre la mesure et dont un livre offrit naguère quelques
échantillons 22 . L’attitude d’Hergé est à cet égard bienproche de celle de Tintin : toujours, elle fait passer l’éthique
avant le politique et l’individuel avant le collectif.
    Un jour, le père Gall attire ainsi son attention sur le sort
de Ronald Newman, un soldat américain d’origine
indienne qui s’était enfui de sa caserne, près de Munich.
Une immense battue avait été organisée pour le retrouver,
sans le moindre résultat ; lorsque, deux semaines plus
tard, le fugitif était revenu de lui-même à la caserne, il
avait été mis aux arrêts et condamné à vingt ans de travaux
forcés. Bien qu’un peu sceptique sur le poids de son intervention, Hergé écrit au général Lemnitzer qui commande
les forces de l’OTAN en Europe.
    C’est en tant qu’auteur des Aventures de Tintin qu’il se
permet de s’adresser à lui, commence-t-il par expliquer.
Son héros est en effet « un jeune garçon courageux et
généreux, qui a pour but dans la vie de lutter contre
l’injustice, de défendre les opprimés ».
S’il était un personnage réel au lieu d’être un personnage de fiction, je suis sûr (le connaissant bien !) qu’il entreprendrait de
grandes actions audacieuses pour sauver Ronald A. Newman.
Moi, son créateur, j’agis à sa place comme je le peux ; et je ne le
peux pas autrement qu’en vous écrivant une lettre qui fait appel
à vos sentiments d’équité, de compréhension, d’humanité. […]
Un de mes amis, qui a une connaissance profonde des
Indiens, suppose que le jeune Newman a été amené, par
l’effet de la vie militaire sur sa nature d’Indien, à un état de
folie passagère ; sa réaction de Peau-Rouge a été de disparaître dans les bois, d’y retrouver l’atmosphère de liberté dans
laquelle il avait grandi au milieu de sa tribu. Le Tribunal a-t-il tenu compte de la personne de l’accusé ? Il semble que
non. Il semble que la peine, par sa sévérité excessive, soit
injuste. Joignant ma voix à d’autres voix, j’exprime ici le souhait fervent que cette injustice soit atténuée 23 .
    Hergé ajoute à sa lettre quelques albums de Tintin ,
insistant sur le fait que ses histoires se terminent toujours
bien. « Je forme le vœu que vous ayez à cœur de donner
aussi une “happy end” à l’affaire Newman en rendant à ce
garçon un peu d’espoir ! » On ne sait pas quel a été
l’impact de ce courrier, mais il faut noter que le jeune
soldat a été libéré peu après.
    Dans les procès politiques que l’on continue de faire à
Hergé, il ne serait pas mauvais de tenir compte aussi de
cette lettre et de celle que le dessinateur écrivit, quelques
années plus tard, en faveur d’Hector Oesterheld, le scénariste de la Vie du Che , disparu en Argentine au temps de
la junte militaire. Même si, cette fois-là, son intervention
ne pouvait être couronnée de succès : cet ami du grand
auteur de bande dessinée Alberto Breccia devait être mort
depuis longtemps.
     
    Inévitablement, l’âge et la gloire aidant, Hergé doit
donner de nombreuses interviews. Mais s’il lui importe de
promouvoir ses albums, il n’aime pas se mettre en avant –
surtout depuis que sa