Herge fils de Tintin
ne
puisse pas dire qu’il s’agit d’un film officiel ou d’une apologie. Alors qu’il a contrôlé à la virgule près le texte de
Numa Sadoul, Hergé ne découvre Moi, Tintin que lors de
la première projection publique. Le livre est son
domaine ; quant au cinéma, quel que soit le contexte, il
s’en tient décidément à distance.
Remuer ses souvenirs de jeunesse, notamment avec
Numa Sadoul, a rappelé à Hergé toute l’importance de
Tchang. Avant Tintin au Tibet , il n’avait que rarement
songé à son ami de jeunesse. Mais cet album, qui a tellement compté pour lui, a réveillé son désir de le retrouver.
De façon de plus en plus méthodique, Hergé demande
aux Chinois qu’il rencontre si d’aventure ils ne connaîtraient pas un certain Tchang Tchong Jen.
En novembre 1972, le dessinateur reçoit une lettre surprenante. Elle vient de Chine, ou plus précisément de la
« Chine libre », c’est-à-dire de Taiwan. Un certain M. Tsai
tient à lui renouveler l’invitation à se rendre sur place
« faite il y a trente-cinq ans, par le même gouvernement,
sous la conduite du même homme et au nom du même
peuple 34 ». Cette relance ne s’est pas faite par hasard.
Dominique de Wespin, amie de longue date d’Hergé, a
voyagé à Taiwan l’année précédente. Liée à la famille de
Tchang Kaï-chek, qui s’est réfugié sur l’île de Formoseaprès la prise de pouvoir communiste, Dominique de
Wespin a rappelé l’invitation lancée en 1939 à l’auteur du Lotus bleu , sans doute à l’instigation de la jeune journaliste qu’elle était alors. Hergé, quant à lui, reprend contact
avec le père Édouard Neut, à l’abbaye Saint-André près de
Bruges ; c’est lui, à l’époque, qui avait servi d’intermédiaire. Mais ce dernier lui déconseille de répondre
favorablement :
En 1939, Tchang Kaï-chek était le chef de l’État chinois. Il
ne l’est plus, et je pense que les jours de son gouvernement à
Formose sont comptés. […] Si tu estimes opportun de ne pas
t’avancer dans une impasse, je te propose simplement ceci :
venir passer deux ou trois heures à Saint-André ; par
exemple, un samedi ou un dimanche après-midi 35 .
Le père Neut insiste notamment sur le fait qu’accepter
cette invitation risque de lui couper toute possibilité
d’obtenir un jour une autorisation de se rendre dans la
vraie Chine. Mais l’auteur des Aventures de Tintin décide
malgré tout d’accepter. Et de fait, si le séjour à Taïwan ne
tient pas ses promesses, il lui donne l’occasion d’approcher « une certaine Chine à défaut de la Chine 36 ». Mais
pour ce qui est de Tchang Tchong Jen, c’est un échec
complet : Hergé pose des questions un peu partout, sans
découvrir la moindre piste.
Contre toute attente, c’est à Bruxelles qu’un jour de
1975 il va obtenir une réponse positive. Au « Ming’s
Garden », un restaurant chinois de l’avenue Louise, un
certain M. Wei lui fait répéter plusieurs fois le nom de
Tchang. Car la manière qu’a Hergé de le prononcer le
rend quasi méconnaissable. Non seulement, le restaurateur connaît Tchang, mais il s’avère que c’est son parrain,
même s’il n’a plus eu de nouvelles de lui depuis près de
vingt ans. Le frère de M. Wei, qui vit à Shanghai,
confirme bientôt que l’ami d’Hergé y habite toujours.
Le plus étonnant, c’est que cette adresse si laborieusement retrouvée, au terme d’une longue quête, est celle
que Tchang avait laissée à Hergé en 1937, avant de rentrer
en Chine : elle figurait dans un de ses anciens carnets
d’adresses ! La solution était si simple qu’il n’avait jamais
osé y songer : ni la Seconde Guerre mondiale, ni l’arrivée
au pouvoir de Mao, ni la Révolution culturelle n’avaient
conduit Tchang à déménager. Une telle structure en
boucle est si souvent à l’œuvre dans Les Aventures de
Tintin , de L’Oreille cassée à L’Affaire Tournesol , en passant
par Le Trésor de Rackham le Rouge , qu’il paraît encore plus
saisissant que Hergé s’y soit trouvé confronté dans sa
propre vie.
Le 1 er mai 1975, quarante et un ans jour pour jour
après l’avoir rencontré pour la première fois, Hergé envoie
à son ami une lettre d’une grande beauté :
Mon cher Tchang, Quelle joie de pouvoir, après de si nombreuses années, écrire de nouveau ces trois mots : mon cher
Tchang !
Vous ne pouvez pas savoir avec quelle émotion j’ai appris, par
M. Wei,
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