Herge fils de Tintin

soigneusement revu : les entretiens d’Alfred
Hitchcock avec François Truffaut. L’auteur des Aventures
de Tintin se justifie vis-à-vis des attaques dont il est régulièrement l’objet – les premiers albums, la collaboration,
la misogynie –, évoque quelques rencontres essentielles –
l’abbé Wallez, Tchang, Jacobs – et fait allusion à l’un des
moments de crise qu’il a connus. Rien n’est faux, mais
bien des choses sont tues ou minimisées 30 . Le personnage
qui se dessine au fil des pages est certes plus complexe
qu’on ne le croyait jusqu’alors, mais pas trop tout de
même : il n’est pas question du secret de famille, très peu
de son enfance ; il y a le moins de politique possible et
juste ce qu’il faut d’autocritique. La spontanéité de la
conversation a cédé la place aux politesses de l’écrit.
    C’est cette quasi Légende dorée qui conduit à faire d’Hergé
un véritable personnage. L’auteur de Tintin raconte ainsi,en cinq « tableaux », comment il est venu à la bande dessinée. Des oppositions un peu trop parfaites se dessinent :
ainsi, des deux garçons qui incarnèrent successivement
Tintin, lors de ses retours, du pays des Soviets puis du
Congo, l’un se serait engagé dans la Légion Wallonie contre
les bolcheviques, l’autre aurait combattu sous l’uniforme
anglais, « accomplissant des exploits qui lui ont valu la Victoria Cross 31  ». Ce serait comme une preuve supplémentaire de la « nature Gémeaux » d’Hergé sur laquelle il
revient souvent. Et qu’importe si les principaux intéressés
ne confirmeront jamais ces deux engagements opposés ! Il
y a surtout des simplifications : il lui paraît sans doute plus
impressionnant de parler d’un seul ami chinois et de relater
une seule grande crise dépressive, celle de 1959, marquée
par des rêves qui font directement écho à Tintin au Tibet .
Hergé ne ment pas vraiment : il élague et condense pour
que le lecteur ne s’enlise pas. Bref, il applique à son propre
parcours la stylisation de la ligne claire, en composant un
« portrait de l’artiste en père de Tintin 32  ». Comment pourrait-il avouer qu’il est en réalité son fils ? Hergé, en tout cas,
est satisfait de l’ouvrage : dans la plupart des interviewsultérieures, il ne s’écartera guère de la vulgate sadoulienne,
répétant les mêmes anecdotes avec une conviction de plus
en plus réduite.
     
    Un jour, Henri Roanne, figure importante de la radio-télévision belge, lui demande s’il existe un film sur lui.
« Non, lui répond Hergé du tac au tac, vous devriez en faire
un. » Et pour bien montrer que ce n’est pas une parole en
l’air, Baudouin van den Branden relance le journaliste
quelque temps plus tard, en lui demandant où en est le
projet. Le choix d’Henri Roanne est loin d’être neutre. Il est
connu pour ses engagements très à gauche. Et surtout, il est
juif : de son vrai nom, Henri Rosenblatt, il est né à Vienne,
a été envoyé à Bruxelles en 1939 par ses parents pour
échapper aux persécutions nazies, et a donc vécu une guerre
on ne peut plus différente de celle d’Hergé…
    Pendant la préparation du film Moi, Tintin , les deux
hommes ont ensemble de longues conversations, notamment sur son attitude pendant l’Occupation. « Si j’avais
su l’ampleur de cette horreur », lui dira le dessinateur hors
micro, « il y a des dessins que je n’aurais jamais faits ».
Avant d’ajouter, après un silence : « Peut-être que je me
suis arrangé pour ne pas savoir. » Parti d’une simple curiosité pour « le phénomène Tintin », Henri Roanne est peu
à peu touché par l’individu qu’il rencontre. « Hergé m’a
aidé à sortir d’une période où j’avais tendance à considérer
que seuls les gens du même bord que moi, idéologiquement parlant, pouvaient être des gens bien. L’ouverture
d’esprit d’Hergé, sa générosité, sa tolérance ont été pour
moi une sorte de choc 33 . »
    Il faut dire que le dessinateur accorde une confiance
totale à Henri Roanne et à son collaborateur GérardValet. Il les laisse accéder librement à ses archives et se
tient à leur disposition chaque fois qu’ils ont besoin de lui.
Il se prête au jeu, montrant de quelle façon il prend la
pose pour les personnages des Aventures de Tintin ou se
livrant à de petits sketches avec Bob De Moor. Pour le
reste, il se refuse à interférer dans le projet, afin qu’on