Herge fils de Tintin

absolument antagoniste à l’ordre : tandis que Tintin cherche à le rétablir, les
deux gamins de Bruxelles n’ont de cesse de le déjouer.
C’est comme si Hergé avait voulu montrer qu’il pouvait
être deux auteurs à lui seul, assurant par ses seules créations la diversité du Petit Vingtième .
    Selon Paul Jamin, Les Exploits de Quick et Flupke posaient davantage de problèmes à Hergé que Les Aventures de Tintin . Chaque semaine, au milieu de ses multiples activités, le dessinateur devait trouver une nouvelle
idée pour les deux garnements. Le jour du bouclage,
Hergé pouvait tourner en rond pendant un bon moment.
Cette difficulté fut à l’origine de bon nombre de planches
à l’humour décalé, qui ont malheureusement disparu
dans les versions plus tardives en couleur 7 . Hergé joue
fréquemment avec les codes de la bande dessinée pour
créer des gags aux limites du non-sense , que Les Aventures
de Tintin ne pourraient accueillir. Bien des Exploits de
Quick et Flupke reposent sur une idée purement graphique, privilégiant des éléments qui évoquent le dessin :
une bobine de fil, des lacets et des anguilles, un yoyo, des
notes de musique 8 . Dans un des gags, proche de l’esprit
du Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay, on voit
ainsi Flupke marcher au plafond, s’envoler librement,
puis lancer en l’air la tête de Quick. « Dieu merci, ce n’est
pas vrai ! conclut-il en se réveillant, Hergé ne nous fait pas
encore faire du dessin animé ! »
    Le plus étonnant est la manière dont Hergé se met en
scène, à travers plusieurs de ces pages. « L’enlèvement
d’Hergé » est particulièrement réussi. On y voit Quick et
Flupke, pourvus d’une matraque et d’une corde, sonner à
une porte marquée « Hergé dessinateur », assommer
l’auteur, le ligoter et rejoindre dans la cave l’agent n o  15.
« Ah !… Ah !… C’est vous, Hergé ?… C’est donc vous
qui nous couvrez de ridicule, chaque semaine ? Nous
allons nous venger. » Après lui avoir délié les mains, les
deux enfants forcent le dessinateur à écrire sous la dictée :
« Je soussigné, Hergé, déclare que, contrairement à ce que
je laisse croire chaque semaine, les nommés Quick et
Flupke sont gentils, sages, obéissants, etc., etc. » Une
autre fois, alors que Flupke s’élance hardiment sur ses skis,
il se fracasse sur le bord de la page ; à nouveau, il vient
sonner à la porte d’Hergé : « Comment ?… Vous disposez
d’une page entière pour me faire manœuvrer et il faut
encore que vous me jetiez contre le cadre du dessin !!… »
    Des pages de ce genre mettent à mal une idée reçue :
celle du complet effacement de l’auteur devant ses créatures. Dès le début des années trente, Hergé est bel et bien
une figure, on pourrait presque dire un des protagonistes
du Petit Vingtième , sans que sa présence affaiblisse celle de
ses personnages. Hergé existe, tout comme existent Tintin
et Milou ou Quick et Flupke. Comme ses héros, on peut
le découvrir sous une forme graphique ou le rencontrer en
chair et en os. Les Aventures d’Hergé n’ont pas attendu Stanislas pour s’affirmer en bande dessinée 9 .
    Même si Quick et Flupke séduisent, Tintin est dès cette
époque la valeur sûre du Petit Vingtième . Pour Norbert
Wallez, c’est clair, le personnage a été adopté par les lecteurs. Il ne serait donc pas imaginable que Hergé interrompe ses aventures. Mieux, l’abbé a une idée très précise
de ce que doit être la prochaine destination du petit
reporter. Trois semaines après leur retour du pays des
Soviets, c’est Milou qui la révèle à Tintin : « Que dirais-tu
d’un voyage au Congo ? […] Nous ferions des explorations scientifiques, nous chasserions les fauves, nous traverserions les torrents, nous cheminerions dans les profondeurs des forêts, tu ne penses pas que ce serait un
reportage sensationnel, cela 10  ! »
    Entamée dès 1876, la conquête du Congo était restée
longtemps une aventure personnelle de Léopold II. L’opinion publique belge s’était désintéressée de cette lointaine
colonie tant qu’elle ne rapportait rien. Mais les méthodes
très violentes de Stanley et de ses hommes firent bientôt
de l’immense territoire congolais, selon les termes du souverain, « une précieuse vache à lait ». La production de
caoutchouc et d’ivoire s’accrut rapidement. En 1889, le
parlement belge octroyait au jeune État deux prêts