Herge fils de Tintin

Plusieurs semaines durant, Le
Petit Vingtième entretient le lecteur dans l’attente de l’événement. L’Oncle Jo ne parle de rien d’autre et lance un
concours de cartes à colorier représentant Tintin dans les
forêts du Congo. Quant à « Tantine », alias Germaine,
elle présente le modèle d’un joli « napperon colonial » à
l’effigie de Tintin et Milou au Congo.
    Le 9 juillet 1931, à 16h50, les deux héros sortent de
la gare du Nord, suivis de Quick et Flupke et d’une
escorte de Congolais. Ce que Le Petit Vingtième n’a pas dit
à ses lecteurs, c’est qu’il a fallu changer de Tintin : Lucien
Peppermans a trop grandi depuis l’année précédente.
C’est un garçon très jeune et nettement plus fluet, Henri
Dendoncker, qui le remplace. Peu importe : avec son
volumineux casque colonial, le public n’y voit que du feu.
Ce deuxième retour de Tintin a des allures plus commerciales que le précédent ; il a du reste été organisé en collaboration avec le Bon Marché. Tour de force : l’album est
déjà prêt et il peut être mis en vente sur place, accompagné, pour l’occasion, d’un « objet d’art congolais de
grand prix » !
    Hergé est devenu l’une des valeurs sûres du Vingtième
Siècle . Le contrat qui le lie au journal a été fortement revalorisé. Les six cents francs mensuels de ses débuts sont
devenus deux mille. Et le dessinateur est désormais libre
de travailler chez lui ou au journal. Pour l’instant, il ne
profite pas de cette nouvelle opportunité, car il n’est guère
à l’aise dans son « castel » de la rue de Theux, où il occupe
toujours la petite chambre à l’œil-de-bœuf. Mais il ne
compte pas rester éternellement chez ses parents…
     
    Avec Germaine Kieckens, la relation progresse moins
vite qu’il ne le souhaiterait. Certes, au travail, les occasions de rencontres ne manquent pas. Hergé passe par le
bureau de la jeune femme dix fois par jour, que ce soit
pour voir l’abbé ou pour travailler avec elle. Car Germaine a maintenant la responsabilité du supplément Votre
Vingtième, Madame , dont Hergé dessine de temps en
temps la couverture ; et bientôt, elle se met à signer des
articles dans Le Petit Vingtième , sous le pseudonyme de
Tantine. Bien des choses rapprochent Germaine de
Georges : une origine modeste, une enfance plutôt
difficile 12 , un vif sens de l’humour, un évident désir de
réussite. Et surtout, ils comptent tous les deux parmi les
protégés de l’abbé Wallez.
    En 1930, Hergé raccompagne Germaine jusque chez
elle presque chaque soir, mais elle continue de ne pas le
prendre très au sérieux. Elle préférerait un homme plus
âgé, ou en tout cas plus mûr. Un soir enfin, à la Taverne
du Palace, elle laisse entendre à Georges qu’il ne lui est pas
indifférent. De la part de la jeune fille, ce n’est pas pour
autant le fol amour. Et si elle envisage désormais d’épouser le dessinateur, c’est en grande partie parce que l’abbé
est favorable à ce mariage. Comme d’ailleurs à tous les
mariages : un beau jour, il a décrété que les célibataires
employés au Vingtième Siècle devaient trouver rapidement
chaussure à leur pied. Cette lubie alla jusqu’à provoquer
le licenciement de René Verhaegen, et un procès, que
Wallez perdit.
     
    Même s’il est dandy et volontiers blagueur, s’il siffle du
jazz et se sent moderne, on ne peut nier que le Hergé deces années-là soit un jeune homme très marqué à droite et
un dessinateur engagé. Subissant l’influence de l’abbé
Wallez, il ne s’est pas contenté de mettre en images Moscou sans voiles et de faire l’apologie des missionnaires
au Congo. En 1930, il s’est immiscé dans la politique
belge, publiant en pleine campagne électorale, dans Le
Sifflet puis dans Le Vingtième Siècle , des gags qui attaquent
frontalement le député socialiste Schinler et le leader du
parti, Émile Vandervelde 13 . Et, à grand renfort de rouge,
il a illustré de manière fracassante un article sur « les
fureurs antireligieuses des Soviets 14  ». Mais juste après,
Hergé renonce à la caricature politique. « Je la considère
comme une arme tellement forte que je n’oserais plus
jamais m’en servir 15  », expliquera-t-il quelques années
plus tard. Désormais, comme si un partage des tâches
était survenu, c’est son ami Paul Jamin qui se spécialisera
dans ce genre.
    Le jeune dessinateur est également un membre actif
des