Herge fils de Tintin

mouvements d’Action catholique. Dans le numéro
du 12 janvier 1930 de L’Effort , Hergé figure sur une
photo du Présidium de la JIC (Jeunesse indépendante
catholique), en tant que vice-président 16 . Il participe
cette année-là aux réunions qui se tiennent chaque mois
à Bruxelles et illustre deux brochures de RaymondDe Becker, Le Christ, roi des affaires en 1930 et Pour un
ordre nouveau deux ans plus tard.
    Parmi les personnages qui ont pesé sur le destin
d’Hergé, Raymond De Becker est l’un des plus intrigants.
Bien qu’il soit de cinq ans le cadet d’Hergé, De Becker
n’en constitue pas moins une figure quasi paternelle. C’est
un homme dont la culture et le brio l’impressionnent si
profondément qu’il le citera dans ses dernières années
comme l’un de ceux qui ont eu le plus d’influence sur
lui 17 . Mais, en dépit d’une trajectoire peu ordinaire, et de
ses nombreuses publications, De Becker est aujourd’hui
très oublié. Comme il réinterviendra à diverses reprises
dans la vie d’Hergé, on me permettra de m’attarder un
peu sur son itinéraire.
    Ayant perdu son père très tôt, Raymond De Becker
avait commencé à travailler dès son adolescence. Cette
« enfance piétinée » le marque profondément : « Je sentais ne pouvoir compter en aucune manière sur ceux qui
m’entouraient. […] Confusément, je comprenais qu’il
faudrait se battre toujours plus […] contre les aînés,
contre le monde, contre tout 18 . » Cette révolte est le ferment de tous ses engagements ultérieurs. Bien qu’il ne
soit pas étudiant, De Becker devient une des figures de
proue du monde universitaire de Louvain. En 1929, à
peine âgé de dix-sept ans mais en paraissant beaucoup
plus, il devient secrétaire général de l’hebdomadaire L’Effort , organe officiel de l’ACJB, l’Association catholique de la jeunesse belge. Idéologiquement, il est très
engagé, mais encore assez confus. Dès cette époque,notera-t-il plus tard, ses amis et lui étaient « travaillés par
une sorte de fascisme inconscient ». Les milieux d’Action
catholique auxquels il participait « éprouvaient de vives
sympathies pour le fascisme italien », mais aussi « une
grande admiration » pour l’Action française de Charles
Maurras. Leur discours restait ambigu, l’essentiel à leurs
yeux étant d’aller vers une révolution radicale, quelle que
soit sa nature :
Des mouvements comme le fascisme, l’hitlérisme, le communisme sont avant tout des manifestations d’une position
sentimentale identique. […] Que les philosophes appellent
cette tendance et cette volonté soif d’absolu, sens de la totalité, peu importe. La jeunesse européenne veut de l’ordre et
c’est tout. Le danger réside précisément dans l’exaspération
des jeunes et leur désir d’agir vite. […] C’est ce qui explique
le succès de l’hitlérisme, notamment, dont l’unité n’est que
verbale 19 .
    Où se situe Hergé par rapport à tout cela ? Un peu à
distance sûrement, car il n’a ni la tête idéologique ni le
tempérament militant. Mais ses sympathies de
l’époque ne sont guère douteuses : en 1932, en même
temps qu’il illustre Pour un ordre nouveau , il accepte de
dessiner l’affiche du premier « Congrès politique de la
jeunesse » qui a pour thème « La jeunesse et la transformation du régime ». L’image a une tonalité clairement
fascisante 20 .
    À l’évidence, le charisme et l’enthousiasme prophétique de Raymond De Becker impressionnent vivement
Hergé, comme ils vont d’ailleurs frapper nombre de gens,dont quelques aînés réputés comme Nicolas Berdiaeff et
André Gide 21 . Bien qu’assez laid, De Becker avait un
regard particulièrement magnétique. Selon l’écrivain
Henry Bauchau, qui compta dans sa jeunesse parmi ses
proches amis, c’était « un homme très intelligent, d’une
culture vaste, mais peu sûre 22  ». Il citait aussi facilement
Nietzsche que Lénine, et l’Ecclésiaste que Lautréamont.
Un tel mélange séduira toujours Hergé. Méfiant vis-à-vis
des figures classiques d’autorité, qu’il s’agisse d’universitaires ou d’hommes de pouvoir, il est attiré par des personnalités atypiques et des trajectoires paradoxales. Raymond De Becker est l’un de ceux dont il suit – et
continuera de suivre – les conseils de lecture.
     
    Dans son milieu, le talent d’Hergé est d’emblée
reconnu. En 1930 comme en 1931, il expose