Herge fils de Tintin

peut-être
l’une des sources de son génie. Hergé l’affirmera souvent :
« Tchang a été, sans le savoir, un des principaux artisans
de mon évolution 6 . » Et dans la première lettre qu’il lui
adressera, lors de leurs retrouvailles, Hergé lui dira toute
sa reconnaissance :
Pas seulement pour l’aide que vous m’avez apportée, à
l’époque, dans mon travail, mais aussi, mais surtout pour
tout ce que, sans le savoir, vous m’avez apporté. Grâce à vous,
ma vie a pris une orientation nouvelle. Vous m’avez fait
découvrir des quantités de choses, la poésie, le sentiment de
l’unité de l’homme et de l’univers 7 .
    Si la rencontre fut aussi forte, c’est d’abord parce que
les deux hommes pouvaient parler le même langage. La
communication entre eux se faisait aussi sur le plan graphique. Et, même sur ce terrain, Tchang avait tendance à
se comporter comme un maître. Un dimanche, il avait
offert à Hergé une série de pinceaux chinois, ainsi qu’un
petit manuel d’exercices de dessin linéaire. Il lui montra
comment se servir du pinceau pour donner le sentiment
de chaque forme, de chaque matière, comment dessiner
une pierre pour qu’on sente sa dureté, des feuilles
d’orchidée pour qu’on devine leur souplesse, des étoffes
pour que leurs plis ne soient pas arbitraires. Jamais Hergé
n’oublia la leçon que lui donna Tchang, devant un arbre
tout proche : « Cet arbre, il est incliné, mais ses branches
montent. Pourquoi tourne-t-il ? Parce que la lumière est
au sud, un peu difficile d’accès pour lui. Alors, dès qu’il a
commencé à grandir, il est parti dans cette direction. Puisil a produit d’autres branches pour équilibrer les premières. Tout cela est naturel, et c’est cela que vous devez
retrouver en le dessinant. Si vous dessinez cet arbre de
manière mécanique, il restera sans vie. Ce qu’il faut, c’est
épouser son mouvement, tracer des lignes qui montent
comme ses branches 8 . »
    Même si Tchang fut l’artisan essentiel de la prise de
conscience d’Hergé, il serait erroné de croire qu’il constitua sa seule source d’informations pendant l’élaboration
du Lotus bleu . Sans doute Hergé eut-il tendance à surestimer l’événement, au sein de cette biographie « ligne
claire » qu’il composa peu à peu au fil de ses interviews.
Les albums de photos l’attestent : le dessinateur continuait de fréquenter Arnold et Susan, les deux autres étudiants chinois que lui avait présentés l’abbé Gosset ; Germaine se souvenait fort bien de la préparation d’un repas
typique qui avait mis à feu et à sang la cuisine de leur
nouvel appartement, place de Mai. Et des sources plus
extérieures avaient aussi joué leur rôle : Hergé avait, par
exemple, été impressionné par un film récent de la UFA, Au bout du monde [ Flüchtlinge ], à cause de l’atmosphère
chinoise très crédible qui s’en dégageait. Mais la rencontre
avec Tchang garde un caractère tout à fait particulier. Si Le Lotus bleu continue à toucher avec une force exceptionnelle, c’est à cause de l’émotion que lui confère la présence
d’un Tchang devenu personnage de fiction. Dans la série
des Aventures de Tintin , il y a réellement un avant et un
après.
    Le premier bouleversement est d’ordre idéologique.
Journaliste d’investigation, Tintin ne se contente plus de
régurgiter les opinions de son milieu ; il veut se faire la
sienne. Si ce n’est pas forcément celle de la gauche, c’esten tout cas loin d’être une classique position de droite. Les
Blancs de la Concession internationale de Shanghai en
prennent pour leur grade dès les premières pages. Sans
hésiter, Tintin défend un conducteur de pousse-pousse
que corrige à coups de canne l’odieux Mr Gibbons. Ce
dernier rejoint aussitôt l’« Occidental Private Club » et se
plaint à ses amis :
M’empêcher de battre un Chink !… N’est-ce pas une chose
intolérable ! Où allons-nous si nous ne pouvons même plus
inculquer à ces sales Jaunes quelques notions de politesse ?…
C’est à vous enlever le goût d’essayer de civiliser un peu ces
barbares !… Nous n’aurions donc plus aucun droit sur
eux ?… Nous qui leur apportons les bienfaits de notre belle
civilisation occidentale 9  ?
    On est loin de Tintin au Congo , dessiné à peine trois
ans auparavant. Pour mesurer l’originalité de l’attitude
hergéenne, il n’est d’ailleurs que de penser à la façon dont
une