Herge fils de Tintin
grand voyage en Chine est
d’un très grand intérêt ; ce voyage, ta lettre me montre que
tu t’en rends compte, n’est pas exempt de difficultés ; mais
tout ce que tu m’écris permet de conjecturer que ledit voyage
pourra se faire d’une façon vraiment pratique et bonne. […]
J’ai le sentiment que ce voyage de Tintin pourrait avoir des
répercussions encore plus grandes que celles de ses voyages
précédents. Une de ses suites serait d’introduire Hergé dans
le monde extrême-oriental et de lui faire trouver des filons
bien intéressants pour informer et approfondir son talent,
pour le renouveler constamment, tout en collaborant avec
combien d’efficacité à une œuvre de compréhension interraciale, et de vraie amitié entre Jaunes et Blancs 3 .
Et pour l’aider mieux encore, il adresse au dessinateur
deux ouvrages : Aux origines du conflit mandchou du père
Thadée et Ma Mère de Cheng Tcheng « qui donne des
aperçus merveilleux sur la vie intérieure de la famille
chinoise ». Il y ajoute un article de 1932 « sur les points par
lesquels diffèrent les civilisations chinoise et japonaise » et
se dit prêt à lui fournir de nombreux éléments visuels.
Hier encore si insouciant sur les questions d’authenticité, Hergé se passionne pour son sujet et les documents
qui viennent de lui être communiqués. Tout cela, écrit-il
au père Neut, lui permettra d’éviter beaucoup d’erreurs
ou de maladresses. Car les Chinois vivant en Belgique
« sont souvent choqués par la façon superficielle, ironique
et en tout cas incompréhensive » dont on parle de leur
pays.
Il y a donc là une quantité de points sur lesquels il faut
changer les idées qu’on se fait en général, surtout les gosses,
sur la Chine et les Chinois.
Depuis quelque temps déjà, en préparant mes histoires, j’ai
été étonné de constater les idées fausses que j’avais et que des
lectures m’ont fait réviser.
Et je me découvre ainsi, petit à petit, une réelle sympathie et
une réelle admiration pour ce peuple et un vif désir de le
comprendre et de l’aimer.
Merci encore, mon cher père, pour les encouragements et
pour l’assurance que vous me donnez que ce que je compte
faire n’est pas tout à fait inutile 4 .
Deux semaines plus tôt est survenue une rencontre qui,
aujourd’hui, tient à ce point du mythe qu’elle est bien difficile à raconter. Le dimanche 1 er mai 1934, à 17 heures,
Tchang Tchong Jen a sonné pour la première fois à la
porte de l’appartement d’Hergé, rue Knapen.
Issu d’une famille chinoise catholique, Tchang a vingt-six ans, soit un an de moins qu’Hergé, mais une maturité
qui impressionne le dessinateur belge. Il est né à Shanghai
dans une famille d’artistes et y a fait ses études à l’école
Saint-Louis où il a appris le français. Dans sa prime jeunesse, il a été acteur et est persuadé que, « pour être un
bon sculpteur, il faut être capable de jouer la comédie ou
au moins d’en comprendre les mécanismes 5 » : une idée
bien faite pour séduire Hergé. En 1931, à vingt-quatre
ans, Tchang Tchong Jen a obtenu une bourse pour approfondir ses connaissances artistiques. C’est pendant la traversée de Shanghai à Marseille que lui est parvenue la
nouvelle que les Japonais bombardaient Shanghai et la
province de Nankin. Les échos de la guerre qui sévit dans
la région ont assombri les trois années pendant lesquelles
il a étudié la peinture et la sculpture à l’Académie royale
des Beaux-Arts de Bruxelles.
Les deux hommes sympathisent immédiatement, et la
première visite est suivie de beaucoup d’autres. Pendant
plus d’un an, Tchang passe avec Hergé tous les dimanches
après-midi. Cette rencontre, qui n’aurait jamais eu lieu
sans Les Aventures de Tintin , va bouleverser Hergé en profondeur. Car Tchang ne se contente pas d’apporter de la
documentation, de vérifier l’authenticité des détails ou de
tracer des idéogrammes. Au fil des semaines, le champ des
conversations ne cesse de s’élargir. Le jeune Chinois veut
faire prendre conscience à Hergé d’une forme de responsabilité, l’initiant à des préoccupations éthiques qui
jusqu’alors lui étaient absolument étrangères.
Comme il l’avait fait avec Wallez, comme il le fera avec
beaucoup d’autres, le créateur de Tintin se place aussitôtvis-à-vis de Tchang dans la position de celui qui a tout à
apprendre : cette étonnante perméabilité est
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