HHhH
suspend
son cours, pour la deuxième fois en deux minutes, quoiqu’un peu différemment.
La Mercedes retombe lourdement
sur le bitume. À Berlin, Hitler ne peut pas imaginer un instant qu’Heydrich
n’honorera pas son rendez-vous de ce soir. À Londres, Beneš veut croire encore
au succès d’Anthropoïde. Quel orgueil, dans les deux cas. Lorsque le pneu crevé
de la roue arrière droite, dernier des quatre en suspension dans l’air,
retrouve le contact du sol, le temps repart pour de bon. Heydrich porte
instinctivement la main à son dos, sa main droite, celle qui tient le pistolet.
Kubiš se relève. Les passagers du second tram se collent aux vitres pour voir
ce qui se passe, tandis que ceux du premier toussent, crient et se bousculent
pour descendre. Hitler dort encore. Beneš feuillette nerveusement les rapports
de Moravec. Churchill en est déjà à son deuxième whisky. Valičík observe,
du haut de la colline, la confusion qui règne sur le carrefour encombré par
tous ces véhicules : une Mercedes, deux trams, deux vélos. Opálka est
quelque part dans le coin mais je n’arrive pas à mettre la main dessus.
Roosevelt envoie des aviateurs américains en Angleterre pour aider les pilotes
de la RAF. Lindbergh ne veut pas rendre la médaille que Göring lui a décernée
en 1938. De Gaulle se bat pour légitimer la France libre auprès des Alliés. L’armée
de von Manstein fait le siège de Sébastopol. L’Afrika Korps a commencé
l’attaque de Bir Hakeim depuis hier. Bousquet planifie la rafle du Vél’ d’Hiv’.
En Belgique, les Juifs sont obligés de porter l’étoile jaune à partir
d’aujourd’hui. Les premiers maquis apparaissent en Grèce. Deux cent soixante
avions de la Luftwaffe sont en route pour intercepter un convoi maritime allié
qui s’achemine vers l’URSS en essayant de contourner la Norvège par l’océan
Arctique. Après six mois de bombardements quotidiens, l’invasion de Malte est
reportée sine die par les Allemands. La veste de SS vient délicatement se poser
sur les fils électriques du tram, comme un linge qu’on aurait mis à sécher. On
en est là. Mais Gabčík n’a toujours pas bougé. Le clic tragique de sa Sten,
bien plus que l’explosion, lui a fait l’effet d’une gifle mentale. Comme dans
un rêve, il voit les deux Allemands descendre de la voiture et, comme à
l’exercice, se couvrir mutuellement. Double appel croisé, Klein se retourne
vers Kubiš tandis qu’Heydrich, titubant, se présente seul, face à lui, l’arme à
la main. Heydrich, l’homme le plus dangereux du III e Reich, le
bourreau de Prague, le boucher, la bête blonde, la chèvre, le Juif Süss,
l’homme au cœur de fer, la pire créature jamais forgée par le feu brûlant des
enfers, l’homme le plus féroce jamais sorti d’un utérus de femme, sa cible,
face à lui, titubant et armé. Tiré soudain du saisissement qui l’avait
paralysé, Gabčík retrouve l’acuité nécessaire à une compréhension
immédiate de la situation, débarrassée de toute appréciation mythologique ou
grandiloquente, ainsi qu’à une prise de décision rapide et juste, qui lui
permet de faire exactement ce qu’il a de mieux à faire : il jette sa Sten
et court. Les premières détonations claquent. C’est Heydrich qui lui tire
dessus. Heydrich, le bourreau, le boucher, la bête blonde, etc. Mais le
Reichprotektor, champion toutes catégories dans à peu près toutes les
disciplines humaines, n’est manifestement pas au mieux. Il rate tout ce qu’il
peut. Pour l’instant. Gabčík parvient à se jeter derrière un poteau
télégraphique, qui devait être sacrément épais, puisqu’il décide de rester là.
Il ne sait pas, en effet, à partir de quel moment Heydrich peut recouvrer ses
facultés et tirer droit. En attendant, le tonnerre gronde. De l’autre côté,
Kubiš, en essuyant le sang qui coule sur son visage et lui brouille la vue,
distingue la silhouette géante de Klein qui s’avance vers lui. Quelle folie, ou
quel effort de lucidité suprême lui rappelle l’existence de son vélo ? Il
saisit le cadre de sa machine et l’enfourche. Tous ceux qui ont fait du vélo
savent qu’un cycliste, par rapport à un homme à pied, est vulnérable pendant
les dix, quinze, mettons vingt premiers mètres au démarrage, après quoi il le
distancera irrémédiablement. Kubiš, vu la décision que son cerveau lui fait
prendre, doit avoir ça en tête. En effet, au lieu de s’enfuir dans la
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