HHhH
d’après sa femme,
passablement énervé par sa mésaventure, pour laquelle il obtint tout de même ce
qu’il était allé chercher : la croix de fer première classe, décoration
hautement respectée chez les militaires allemands. Après ce coup d’éclat,
néanmoins, il n’eut plus jamais l’autorisation de prendre part à des actions
aériennes sur aucun front. Hitler en personne, horrifié rétrospectivement par
l’histoire de la Bérézina, semble s’y être formellement opposé. En dépit de ses
efforts et de son indéniable impétuosité, Heydrich ne comptait aucune victoire.
Sa carrière de pilote s’est donc arrêtée sur ce pauvre bilan.
107
Natacha lit le chapitre que je
viens d’écrire. À la deuxième phrase, elle s’exclame : « Comment ça,
“le sang lui monte aux joues” ? “Son cerveau gonfle dans sa boîte
crânienne” ? Mais tu inventes ! »
Ça fait déjà des années que je
la fatigue avec mes théories sur le caractère puéril et ridicule de l’invention
romanesque, héritage de mes lectures de jeunesse (« la Marquise sortit à
cinq heures », etc.), et il est juste, je suppose, qu’elle ne laisse pas
passer cette histoire de boîte crânienne. De mon côté, je me croyais bien décidé
à éviter ce genre de mentions qui n’ont, a priori , d’autre intérêt que
de donner au texte la couleur du roman, ce qui est assez laid. En plus, même si
je dispose d’indices sur la réaction d’Himmler et son affolement, je ne peux
pas être vraiment sûr des symptômes de cet affolement : peut-être est-il
devenu tout rouge (c’est comme ça que je l’imagine) mais aussi bien est-il
devenu tout blanc. Bref, l’affaire me semble assez grave.
Avec Natacha, sur le coup, je
me défends mollement : il est plus que probable qu’Himmler ait eu
effectivement mal à la tête et de toute façon, cette histoire de cerveau qui
gonfle n’est qu’une métaphore un peu cheap pour exprimer l’angoisse qui
s’est emparée de lui à l’annonce de la nouvelle. Mais je ne suis pas moi-même
très convaincu. Le lendemain, je supprime la phrase. Malheureusement, cela crée
un vide que je trouve désagréable. Je ne sais pas trop pourquoi, je n’aime pas
l’enchaînement de « Himmler giflé en pleine face » avec « Il
vient de recevoir la nouvelle », trop abrupt, on perd le liant auparavant
assuré par ma boîte crânienne. Je me sens donc obligé de remplacer la phrase
supprimée par une autre, plus prudente. Je réécris quelque chose comme :
« J’imagine que sa tête de petit rat à lunettes a dû virer au rouge. »
C’est vrai qu’Himmler avait une tête de rongeur, avec ses bajoues et sa
moustache, mais évidemment la formule perd en sobriété. Je décide d’enlever
« à lunettes ». L’effet produit par « petit rat », même
sans les lunettes, me dérange toujours, mais on voit l’avantage de cette
option, toute en modalisation circonspecte : « J’imagine… »,
« a dû… » Avec une hypothèse ouvertement présentée comme telle,
j’évite ainsi tout coup de force sur le réel. Je ne sais pour quelle raison je
me sens obligé de rajouter : « Il est tout congestionné. »
J’avais cette vision d’Himmler
tout rouge, et comme très enrhumé (peut-être parce que je traîne moi-même une
sale crève depuis quatre jours) et mon imagination tyrannique n’en démordait
pas : je voulais une précision de ce type sur la gueule du Reichsführer.
Mais décidément le résultat ne me plaisait pas : à nouveau j’ai tout viré.
J’ai longuement contemplé l’espace réduit à néant entre la première et la
troisième phrase. Et, lentement, je me suis remis à taper : « Le sang
lui monte aux joues, et il sent son cerveau gonfler dans sa boîte
crânienne. »
Je pense à Oscar Wilde, comme
d’habitude, c’est toujours la même histoire : « Toute la matinée,
j’ai corrigé un texte, pour finalement ne supprimer qu’une virgule.
L’après-midi, je l’ai rétablie. »
108
Heydrich, que j’imagine calé au
fond de sa Mercedes noire, serre sa serviette sur ses genoux, car celle-ci
contient sans doute le document le plus décisif de sa carrière et de l’histoire
du III e Reich.
La voiture file à travers les
faubourgs de Berlin. Dehors, il fait bon, c’est l’été, la soirée avance et on
imagine mal que le ciel se remplira bientôt de masses noires qui largueront des
bombes. Quelques bâtiments abîmés, quelques maisons
Weitere Kostenlose Bücher